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Les établissements de santé se livrent dans certains territoires à une guerre sans merci pour préserver leurs autorisations et développer voire simplement maintenir leur activité.
Une des clés de la victoire est incontestablement la qualité, la stabilité et la dimension de l'équipe médicale.
Or, le médecin n'est pas esclave de sa condition et est en droit de rejoindre (parfois au pire moment) l'équipe d'en face, au risque de mettre définitivement un terme à l'activité de son établissement d'origine.
Prenons l'exemple de la cancérologie. Une clinique et un hôpital se disputent une autorisation de chirurgie gynécologique ; chacun répondant peu ou prou aux seuils, le SROS ne prévoyant qu'un seul octroi.
L'un des deux praticiens hospitaliers fait le choix de rejoindre ses confrères libéraux pour pratiquer son art…La messe est dite.
Le centre hospitalier dispose-t-il d'une arme juridique pour empêcher une telle défection ou pour le moins éviter l'installation du praticien dans l'établissement privé concurrent ?
Peut-il, par exemple, opposer au praticien une clause de "non réinstallation" identique à celle figurant dans les contrats d'exercice conclus entre médecins libéraux et cliniques ?
La lecture de la loi nous conduirait à répondre favorablement, l’inertie (volontaire?) du pouvoir réglementaire nous contraint à une réponse en demi-teinte.
L'article L 6152-5-1 introduit en fanfare dans le code de la santé publique par la loi n°2009-79 du 21 juillet 2009 précise en effet : « Dans un délai de deux ans suivant leur démission, il peut être interdit aux praticiens hospitaliers ayant exercé plus de cinq ans à titre permanent dans le même établissement d'ouvrir un cabinet privé ou d'exercer une activité rémunérée dans un établissement de santé privé à but lucratif, un laboratoire d'analyses de biologie médicale ou une officine de pharmacie où ils puissent rentrer en concurrence directe avec l'établissement public dont ils sont démissionnaires. »
En recourant à l’expression "il peut être interdit" et non à celle impérative "il est interdit", le législateur a, à l’évidence, introduit une marge d’appréciation qui ne manquera pas de générer des contentieux notamment sur la base de l’erreur manifeste d’appréciation.
De surcroît, le législateur a pris soin d'ajouter « les modalités d'application du présent article sont fixées par voie réglementaire ».
Plus de dix-huit mois après la publication de la loi, aucun décret !
Pour le juge administratif, la loi nouvelle est immédiatement applicable, sauf en ses dispositions pour lesquelles le complément d’un acte administratif est expressément prévu, ou indispensable en fait (CE, 4 mai 1928, D’Ornano : Rec. CE 1928, p. 547. – CE, 7 janv. 1987, Min. santé publ. ).
Par principe, "l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi, hors le cas où le respect des engagements internationaux de la France y ferait obstacle" (pour l’affirmation de ce principe, CE, 28 juill. 2000, n° 204024, Assoc. France nature environnement ).
Il ne devrait pas faire débat que le délai raisonnable est largement dépassé (voir pour un délai inférieur à un an: CE, 27 juillet 2005, Association Bretagne Ateliers).
Pourrait-on arguer dès lors que le texte législatif peut s’affranchir de tout décret d’application et que l’interdit peut frapper le praticien volage?
En effet, il a déjà été jugé que l’absence de décret ne retarde pas nécessairement l’application de la loi ; la mise en vigueur peut se réaliser si les décrets ne sont pas indispensables (CE, ass., 16 juin 1967, Monod – Cass. 1re civ., 20 juin 1967, P. c/ B. ).
Reste à appréhender l’impérieuse nécessité du décret. En d’autres termes l’article L 6152-5-1 du CSP porte-t-il en soi les éléments indispensables à son application?
Sont d’abord posées des conditions cumulatives liées à la position du praticien :
* Disposer du statut de praticien hospitalier (ne sont donc pas concernés les autres statuts comme praticiens contractuels, assistants des hôpitaux et praticiens attachés) ;
* Exercer à titre permanent (qui exclut le temps partiel) ;
* Exercer depuis plus de cinq ans dans le même établissement (et non pas alternativement dans plusieurs établissements de santé publics) ;
* Etre démissionnaire (à l’exclusion de toute autre cause de cessation des fonctions).
Les activités susceptibles d’être interdites sont limitées par la loi :
* l’ouverture d’un cabinet privé (qui doit être compris semble-t-il comme un cabinet de consultations libérales quelles que soient les modalités de l’exercice) ;
* l’exercice d’une activité rémunérée (qu’il s’agisse d’un salariat ou d’une rémunération par honoraires) dans un établissement de santé privé à but lucratif (les établissements privés à but non lucratif, comme les ESPIC et les établissements publics ne sont pas visés).
* dans un laboratoire privé d’analyses de biologie médicale (il n’est pas fait de distinguo entre laboratoire géré par des structures à but lucratif ou autre);
* dans une officine de pharmacie.
Cependant, ces interdictions ne pourront être formulées qu’à condition d’apporter la démonstration que les praticiens pourront alors "rentrer en concurrence directe avec l'établissement public dont ils sont démissionnaires".
La concurrence directe suppose que l’activité en cause soit pratiquée et continue de l’être après le départ du praticien par l’établissement public de santé.
Question pratique : Pour admettre une concurrence directe, l’activité pressentie doit-elle s’exercer sur le territoire de référence de l’établissement d’origine?
Autre question pratique : l’interdiction frappe-t-elle ad vitam aeternam? En effet les clauses de non réinstallation incluses dans les contrats d’exercice ne sont valables que si elles portent une limite dans le temps et dans l’espace. On soulignera par ailleurs que l’article 87 de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, applicable en cas de démission des praticiens (voir infra), évoque une durée de trois ans : "La commission de déontologie placée auprès du Premier ministre peut être saisie pour rendre un avis sur la compatibilité avec les fonctions précédentes de l’agent, de toute activité lucrative, salariée ou non, dans un organisme ou une entreprise privé ou dans une entreprise publique exerçant son activité conformément aux règles du droit privé dans un secteur concurrentiel ou d’une activité libérale que souhaite exercer l’agent pendant un délai de trois ans suivant la cessation de ses fonctions."
Question pernicieuse : Si un praticien choisit de s’installer dans une clinique environnante en pratiquant le secteur 2, peut-on considérer qu’il entre en concurrence directe avec le centre hospitalier?
On pressent ainsi quelles problématiques vont réjouir les juristes et émoustiller les tribunaux administratifs.
La charge de la preuve revient, on l’aura compris, incontestablement à l’établissement public.
Si les conditions de fond sont posées, rien n'est précisé quant à la procédure à suivre.
Manifestement, l'interdiction posée par cet article n'a pas à recevoir un habillage contractuel. Par définition, les praticiens hospitaliers ne sont pas liés par contrat avec l'établissement public mais relèvent d'un statut.
De fait, l'interdiction devrait pouvoir leur être opposée par un acte unilatéral dès qu'ils informent la direction de l'hôpital et le Centre National de Gestion (CNG) de leur volonté de démissionner.
Relève-t-il de la compétence du Directeur d'interdire ou appartient-il au CNG de le faire ?
Conformément à l’article L6143-7 du code de la santé publique "Le directeur dispose d’un pouvoir de nomination dans l’établissement(…)Sur proposition du chef de pôle ou, à défaut, du responsable de la structure interne, et après avis du président de la commission médicale d’établissement, il propose au directeur général du Centre national de gestion la nomination et la mise en recherche d’affectation des personnels médicaux, pharmaceutiques et odontologiques mentionnés au 1° de l’article L. 6152-1 dans les conditions fixées par voie réglementaire. L’avis du président de la commission médicale d’établissement est communiqué au directeur général du Centre national de gestion.
Le directeur exerce son autorité sur l’ensemble du personnel dans le respect des règles déontologiques ou professionnelles qui s’imposent aux professions de santé, des responsabilités qui sont les leurs dans l’administration des soins et de l’indépendance professionnelle du praticien dans l’exercice de son art."
Cependant, l’article R. 6152-97 du même code qui organise la démission des praticiens hospitaliers, expose :
"Les praticiens hospitaliers peuvent présenter leur démission au directeur général du Centre national de gestion, en respectant un délai de préavis de trois mois.
Dans un délai de trente jours à compter de la réception de la demande du praticien, le directeur général du Centre national de gestion notifie sa décision au praticien. Il peut demander au praticien démissionnaire d’assurer ses fonctions pendant la durée nécessaire à son remplacement sans que cette durée puisse excéder six mois à compter de la date de réception par le Centre national de gestion de la demande du praticien. Si le directeur général du Centre national de gestion ne s’est pas prononcé dans le délai de trente jours à compter de la réception de la lettre de démission, la démission est réputée acceptée.
Lorsque le praticien démissionnaire prévoit d’exercer une activité salariée ou à titre libéral, lui sont applicables les dispositions de l’article 87 de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques et la réglementation prise pour son application."
On rappellera que l’article 87 offre une opportunité qu’il appartient au CNG de saisir :
"I.-Une commission de déontologie placée auprès du Premier ministre est chargée d’apprécier la compatibilité de toute activité lucrative, salariée ou non, dans une entreprise ou un organisme privé ou toute activité libérale, avec les fonctions effectivement exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité par tout agent cessant ses fonctions.
(…)
III.-La commission peut être saisie pour rendre un avis sur la compatibilité avec les fonctions précédentes de l’agent, de toute activité lucrative, salariée ou non, dans un organisme ou une entreprise privé ou dans une entreprise publique exerçant son activité conformément aux règles du droit privé dans un secteur concurrentiel ou d’une activité libérale que souhaite exercer l’agent pendant un délai de trois ans suivant la cessation de ses fonctions. La commission examine si cette activité porte atteinte à la dignité des fonctions précédemment exercées ou risque de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l’indépendance ou la neutralité du service. Au cas où la commission a été consultée et n’a pas émis d’avis défavorable, l’agent public ne peut plus faire l’objet de poursuites disciplinaires et le IV ne lui est pas applicable. "
Il reviendrait d’ailleurs aux pouvoirs publics de s’interroger sur l’articulation entre la loi de 1993 modifiée et l’article L 6152-5-1..
Pour revenir à la question de la personne compétente pour opposer l’interdiction, le CNG semble l’emporter en regard de la place centrale qu’il occupe dans le processus de démission. Ce qui ne va pas sans poser question, le directeur de l’établissement étant le plus à même d’apprécier les effets délétères de la réinstallation du praticien démissionnaire.
Au regard de ces incertitudes quant à la procédure à respecter, nombreux sont ceux qui concluent à l’inapplicabilité de la loi.
Les voix censées défendre les établissements publics devraient alors s’élever pour réclamer le décret d’application. Les établissements publics de santé peuvent-ils laisser piller leur patrimoine humain et leurs compétences, compromettant ainsi leur devenir?
Or, contrairement à ce que véhiculent quelques esprits chagrins, avec les outils permettant à des praticiens libéraux exerçant auprès de patients des établissements publics de santé de préserver leur statut et le paiement à l’acte, le monde hospitalier, lorsqu'il garantit un plateau technique performant et un fonctionnement pertinent, peut devenir éminemment attractif.
Cependant, les cliniques disposent d’un arsenal contractuel redoutable : la clause de non réinstallation et la clause d’exclusivité dont la régularité (dès lors que des principes fondamentaux maintes fois rappelés par la jurisprudence sont respectés) ne fait pas débat.
Ainsi, la clause de non réinstallation (qui doit être inscrite dans un contrat soumis à l’Ordre des médecins) ne doit pas rendre impossible l’exercice de son activité par le médecin (Cass. 1re civ., 4 janv. 1995 : Bull. civ. 1995, I, n° 11), comporter une limitation dans l’espace (Cass. 1re civ., 2 nov. 1994 : Bull. civ. 1994, I, n° 317) et dans le temps, être "proportionnée aux intérêts légitimes à protéger, compte tenu de la durée du contrat et du lieu d’exercice de la profession" (Cass. 1re civ., 11 mai 1999 : Bull. civ. 1999, I, n° 156).
Ces engagements contractuels peuvent ainsi permettre à un établissement privé d’empêcher le recrutement d’un professionnel libéral par l’hôpital, voire un partage d’activité, sans riposte possible si ce n’est une farouche négociation.
Or "L’égalité des chances, c’est la chance de prouver l’inégalité des talents" (Sir Herbert Samuel).