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Un observateur amusé, et pour autant bien avisé, a pu audacieusement décrire les rapports entre les protagonistes habituels de l’Hôpital (services de l’Etat, de l’Assurance maladie, élus, directeurs d’établissement, personnels médicaux et non médicaux, etc.) tels les célèbres Dialogues de Colette où Toby-chien disputait à Kiki-la-doucette un commentaire parfois désabusé à l’endroit de ses propres contemporains. Le projet de loi HPST porte manifestement en force une volonté de bouleverser profondément les modes de gestion de l’Hôpital. Mais cette « réforme organisationnelle », dans un but de clairement annoncé de « modernisation », ne pourrait-elle pas aussi trouver une traduction redoutable et inattendue sur le plan des responsabilités juridiques ?
La mise en cause de la responsabilité, sans être pléthorique , contrairement à ce que d’aucuns affirment parfois par confusion étonnante entre le sinistre (qui n’est encore qu’une potentialité) et la condamnation effective en Justice , n’est pas une occurrence isolée. Qui n’a pas l’occasion aujourd’hui de devoir affronter les affres d’une procédure au cours de sa carrière ? La juridiction judiciaire, aujourd’hui pourvue de magistrats spécialisés, n’hésite plus à investir les dossiers de santé publique, non seulement dans les cas particuliers mais également lorsque sont en cause des questions « macro-sanitaires » ; chacun s’accorde d’ailleurs à reconnaître dans l’affaire dite du « sang contaminé » l’origine de l’immixtion définitive du Juge (et indirectement de la société civile par le biais de la constitution de partie civile), dans l’analyse des rouages administratifs et hospitaliers. De même, la mission de l’Hôpital et la diversité extraordinaire de son quotidien sont autant d’évènements de nature à exposer des responsabilités : non seulement celle de l’établissement en tant que personne morale, mais aussi celle de la personne physique, plus particulièrement (pour ne pas dire de préférence) du directeur d’établissement. Comme garant ultime de la bonne organisation médicale de l’Hôpital, comme gestionnaire des affaires sociales, comme ordonnateur de la dépense publique, et plus généralement comme dépositaire de la « conduite générale » de l’établissement (article L.6143-7 du Code de la santé publique), les occasions ne sont plus rares pour le directeur d’Hôpital d’avoir à défendre sur sa responsabilité.
Or, l’une des caractéristiques du projet de loi HPST, inscrite à l’envi dans l’exposé des motifs du Titre I, est de « responsabiliser davantage le chef d’établissement en lui donnant les outils nécessaires à une gestion dynamique », tout en « [renforçant] ses prérogatives » lorsqu’il agit ès qualité de président du directoire, prévu de se substituer au conseil exécutif. Cette désignation d’une « importance accrue au chef d’établissement », au service d’une pleine autonomie annoncée de l’établissement, est manifestement corroborée par l’ouverture de son mode de recrutement, les conditions régaliennes de sa nomination sous les auspices du CNG, voire sur décision en Conseil des Ministres pour le directeur d’un CHU, en tout état de cause sur proposition du Directeur Général de la nouvelle ARS. Conjugué à la disparition du traditionnel conseil d’administration au profit d’un nouveau « conseil de surveillance » dont les compétences apparaissent à tout le moins confinées à la prospective générale et dont la composition réduit mécaniquement le poids des élus locaux, le nouveau chef d’établissement apparaît manifestement à la proue du navire. Gageons facilement que dans l’esprit du projet de loi, il essuiera plus que jamais les embruns et les vagues de l’autonomie.
Plus encore, cette nouvelle configuration en faveur de l’exécutif hospitalier s’inscrit dans le contexte prévalant de la mise en place tant attendue des ARS. Le contenu du projet de loi, amplement décrit par ailleurs sur ce point, n’est pas anodin car le regroupement, au sein de ce nouvel établissement public de l’Etat au périmètre régional, des sept organismes jusqu’alors chargés de la politique de santé (ARH, DRASS et DDASS, URCAM, GRSP, MRS et CRAM), préfigure une déconcentration technique très forte de l’organisation hospitalière dont le chef d’établissement sera certainement la clef de voûte. La mission transversale dévolue aux ARS se traduit non seulement par une contractualisation renforcée avec les établissements, mais également par le renforcement drastique des modes d’exercice de la tutelle, des fonctions de contrôle et d’inspection. Un pouvoir d’immixtion est en outre réservé au Directeur Général de l’ARS au niveau du conseil de surveillance (article 5). Il est vrai que ce dernier apparaît clairement, de par les missions particulièrement larges et prévalentes qui lui nouvellement promises, comme le premier responsable de l’organisation sanitaire régionale. Et cette organisation générale de se décliner ensuite au niveau particulier des établissements. S’évincerait-il en filigrane une stratégie de reprise en main de l’organisation hospitalière ?
A cet égard, l’article 4 du projet de loi ne manque pas de surprendre : « [le] directeur peut se voir retirer son emploi dans l’intérêt du service par l’autorité investie du pouvoir de nomination et, s’il relève de la fonction publique hospitalière, être placé en situation de recherche d’affectation sans que l’avis de la commission administrative paritaire compétente soit requis ». A supposer que, par extraordinaire, cette disposition résiste à l’examen parlementaire et à la confrontation aux principes généraux du droit garantissant à la personne une protection minimale contre l’arbitraire et toute forme de sanction disciplinaire déguisée, faut-il y déceler l’annonce d’une « mise au pas » plutôt qu’une « reprise en mains » ?
Une nouvelle obligation mérite également d’être commentée sous le Titre II relatif à l’ « accès de tous à des soins de qualité ». Sous le contrôle de l’ARS, les établissements de santé sont appelés à « collaborer » avec les médecins libéraux pour la permanence des soins ambulatoires, érigée en « mission de service public ». Le projet de loi fait ici montre d’un interventionnisme salutaire pour stopper durablement une dérive qui était devenue inacceptable. Devançant les modalités pratiques pour mise en oeuvre en 2010, dont au premier chef la régulation téléphonique par un numéro national d’appel, le projet de loi annonce la protection juridique et assurantielle des médecins libéraux par les établissements publics de santé. Or, pour faire écho à un cas récemment aperçu où un usager n’avait pas survécu à l’encombrement du « 15 », de sorte que les acteurs hospitaliers avaient seuls vus leur responsabilité recherchée pour délit de non assistance à personne en danger, la question de la répartition des responsabilités doit manifestement être explorée plus avant. Fût-ce au titre des moyens techniques et humains, et dès lors que les médecins libéraux sont garantis par eux, les établissements publics de santé et au premier chef leurs directeurs pourraient de facto être regardés comme les dépositaires de l’efficacité de la permanence des soins et du résultat de la prise en charge de l’urgence médicale. Situation à haut risque juridique s’il en est !
De la même manière, l’ergonomie proposée par le projet de loi dans son titre IV sur la nouvelle organisation régionale du système de santé, a fortiori dans le cas d’une crise sanitaire présentant un risque pour la santé de la population ou un risque de trouble à l’ordre public, peut poser question. Il est ici prévu la mise à disposition « pour emploi » des services de l’ARS au représentant de l’Etat territorialement compétent (ici le Préfet de Département). Mais l’expérience montre que pareille situation de chevauchement peut être à l’origine des plus graves mésententes. Les plus récentes alertes (canicule, amiante, radiothérapie, radiations ionisantes, entre autres exemples) montrent non seulement les risques induits par la juxtaposition d’institutions et de services aux compétences combinées, mais surtout qu’une crise sanitaire ne se décrète pas a posteriori, elle se manifeste en temps réel. En préservant un ersatz de compétences sanitaires au Préfet, le projet de loi n’aurait-il accompli que la moitié de son propre chemin ? Pourquoi ne pas avoir clairement attribuer une compétence exclusive aux ARS, avec les moyens y afférant ?
Pour revenir au projet de loi dans sa partie relative à la modernisation des établissements de santé, il ne peut échapper à quiconque que le prisme de la déconcentration est ostensiblement appelé à se poursuivre au sein même des établissements par une organisation interne « en cascade », extrêmement stricte et encadrée par des actes juridiques opposables. Au titre des motifs de l’article 6 relatif au directeur et directoire, contrôle des décisions des établissements, le projet de loi invoque les « chaînes de responsabilité clarifiées et des circuits décisionnels déconcentrés au niveau des pôles » sur lesquels le (nouveau) directeur d’établissement pourra – pour ne pas dire devra – s’appuyer. Poursuivant une oeuvre législative jusqu’alors relativement prudente et graduée, le projet de loi incite très clairement à une organisation « en cascade » de sorte que le directeur attribue aux « chefs de pôle » une partie substantielle de ses pouvoirs. Ces derniers sont ainsi très explicitement appelés à exercer « une responsabilité pleine et entière sur l’organisation interne de leur pôle » afin de remplir des « objectifs de résultat » préétablis. Cette dévolution administrative atteint son paroxysme le plus visible avec « l’autorité fonctionnelle » du chef de pôle sur les personnels médicaux et non médicaux, tant en ce qui concerne l’organisation du temps de travail que la possibilité d’instaurer un intéressement financier (le même procédé étant pareillement envisagé au niveau des directeurs d’établissements et des directeurs adjoints).
Si l’objectif ainsi poursuivi est clair, notamment en ce qu’il tend à délaisser les voies séculaires de la gestion administrative au profit d’un authentique management d’entreprise, une obscure clarté accompagne en revanche certaines des modalités de mise en oeuvre : selon quelle procédure l’intéressement financier alloué sera-t-il apprécié, évalué et fixé, le cas échéant légitimement contesté ? Autrement dit, de quelle manière pourra-t-on éviter le risque de « dérives caporalistes » ? Par ailleurs, une certaine forme d’aporie est à craindre dans les instruments juridiques mis en oeuvre au niveau des pôles : sont successivement évoqués la « délégation de pouvoirs » consentie par le chef d’établissement au profit du chef de pôle, la « délégation de gestion » (notion habituellement rencontrée en matière des délégations de service public) et enfin la contractualisation, sous forme de « contrat de pôle » précisant les objectifs et les moyens (prévisionnels ?) attribués par l’établissement à l’échelon pertinent. Une clarification du cadre juridique dans lequel s’inscrit la déconcentration interne s’avère immanquablement nécessaire, l’acte administratif unilatéral que constitue une décision de délégation étant pour le moins malaisée à combiner avec la technique contractuelle.
De manière plus générale, cette nouvelle configuration augure de l’attention particulièrement soutenue qu’il conviendra de réserver à la rédaction des stipulations encadrant l’organisation interne des établissements. D’une linéarité de la chaîne organisationnelle, le projet de loi HPST incrémente manifestement une segmentation précise des compétences respectives des acteurs administratifs, depuis le Directeur Général de l’ARS jusqu’aux acteurs de terrain, et par l’interface cruciale du chef d’établissement. Or, il est constant que l’on ne peut être responsable que de son propre fait.
Les conséquences de la disparition du conseil d’administration comme « valeur refuge » du chef d’établissement et l’affirmation très forte de son autorité prévalente de pouvoir exécutif (nouvel article L.6143-7 du Code de la santé publique) doivent donc s’apprécier à l’aune des responsabilités nouvelles redoutablement confiées, sous le contrôle, le suivi et la sanction du Directeur Général de l’ARS.
De ces premières observations en forme de perspective, il apparaît que la modernisation des établissements de santé s’inscrit dans une refondation générale de l’arborescence administrative. Aussi, la simplification, recherchée par le rédacteur, pourrait rendre beaucoup plus accessible la compréhension du management de l’hôpital et les « nouvelles responsabilités » confiées aux directeurs d’établissements, ce compris à l’occasion des mises en cause des responsabilités. N’est-il pas alors à craindre le risque d’une fustigation par trop hâtive des individus ?
Pour reprendre une formule célèbre qui n’aurait pas détonné en épilogue des célèbres conversations de Toby-chien et Kiki-la-doucette, « imaginons, le vieux monde est derrière nous ! ». ?

Stéphanie BARRÉ-HOUDART
Pierre-Yves FOURÉ