Scroll Top
Partager l'article



*




Par un arrêt du 13 novembre 2013, le Conseil d’Etat vient, dans sa formation la plus solennelle, de remettre en cause sa jurisprudence Lebon, qui en 1978[1] avait alors constitué une avancée majeure en permettant au juge administratif de contrôler l’erreur manifeste d’appréciation des sanctions disciplinaires infligées aux agents publics.

Ce revirement de jurisprudence va plus loin et renforce les pouvoirs de censure du juge sur les décisions disciplinaires des administrations en lui permettant d’exercer un contrôle normal.

La décision de rejet de l‘Assemblée du Conseil d’Etat[2] retient en effet que :

« Il appartient au juge de l’excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes »

Dans les faits, un ambassadeur, représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe à Strasbourg a été mis à la retraite d’office à l’âge de 62 ans à la suite d’une procédure disciplinaire pour manquement à la dignité de ses fonctions et abus d’autorité sur ses subordonnées, du fait de son comportement humiliant, dégradant et sexiste à l’égard de professionnels féminins. 

Après avoir relevé que l’ambassadeur n’avait pas mesuré la gravité des faits commis, avait méconnu ses responsabilités éminentes et que les faits reprochés avaient porté sérieusement atteinte à la dignité de la fonction exercée, le juge de cassation a considéré ici que « l’autorité disciplinaire n’avait pas pris une sanction disproportionnée en décidant de mettre l’intéressé à la retraite d’office ».

Le juge administratif ne se contente donc plus de censurer les erreurs manifestes dans l’adaptation de la sanction aux faits reprochés ou plus exactement, depuis l’arrêt Touzard, de censurer les sanctions « manifestement disproportionnées »[3]. Il s’autorise un contrôle plus poussé pour censurer le cas échéant les sanctions disproportionnées par rapport aux fautes disciplinaires commises, qu’elles soient manifestes ou pas.

Le passage est ici validé d’un contrôle de la dispropotionnalité manifeste à un contrôle de la proportionnalité. Il s’agit désormais pour le juge de s’assurer que la sanction prononcée est celle qui correspond le mieux aux faits reprochés à l’agent.

Est-ce à dire que le pouvoir discrétionnaire de l’administration est amoindri au profit des pouvoirs d’un juge qui s’immisce plus encore dans la « vie intime des services »?

C’est en tous cas ce qui avait retenu le rapporteur et le Conseil d’Etat dans l’affaire Touzard en 2006 qui, faisant part de leur doutes à rendre le juge de la légalité, juge de l’opportunité, avaient renoncé au contrôle normal. Sur de tels contentieux, le partage entre proportionnalité et opportunité peut effectivement être ténu. La « vie intime des services » connue de la seule administration ne permet que difficilement une substitution parfaite de l’appréciation du juge à celle de l’administration. Dans le choix de la sanction disciplinaire, l’administration prend en considération le comportement général de l’agent, ses antécédents ainsi que des considérations tirées de l’intérêt général qui renvoient à des enjeux de gestion et d’opportunité disciplinaire.

Il reste que ce revirement, tout en étant majeur, n’en était pas moins prévisible.

En effet, tant la jurisprudence européenne que la jurisprudence du Conseil d’Etat invitaient à cette évolution.

La Cour européenne des droits de l’homme a mis en exergue que le droit à un juge et à un procès équitable se traduit par un contrôle entier du juge en cas de sanction disciplinaire à l’encontre d’agents publics. (CEDH, 19 avril 2007, Vilho Eskelinen, n°63235/00)

En droit interne, le contrôle normal a progressivement gagné du terrain dans des matières où le pouvoir discrétionnaire de l’administration était fortement marqué. Ainsi dans le domaine de la police des publications étrangères, le contrôle est entier depuis le fameux arrêt Association EKIN du 9 juillet 1997. Plus encore, un contrôle normal est exercé en matière de licenciement pour insuffisance professionnelle (CE, 27 avril 1994, Centre hospitalier de Roubaix, n°, 147329 ;  CE, 23 février 2005, Fanchonna, n°262986), ou de sanctions à l’encontre des élèves de l’enseignement public (CE, 27 novembre 1996, Ligue islamique du Nord)

Cela étant, cette évolution prévisible de l’étendue du contrôle du juge sur les sanctions disciplinaires des agents publics vers un contrôle normal pourraient en pratique n’avoir qu’un impact limité. Le risque d’annulation d’une sanction disciplinaire apparaît parfois plus prégnant au stade de l’examen des vices de procédure.

 

 



[1] CE, sect., 9 juin 1978,  n° 05911, Lebon

[2] CE, Ass, 13 nov.2013, n°347704

[3] CE, section, 1er février 2006, Touzard, n°211676