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Faut-il agir conformément à la morale ou agir par morale ?

Ou comment Kant vient au soutien du règlement des dossiers d’emprunts toxiques…

 

Résumé : Les établissements de santé ont contracté environ 4 milliards d’Euros de prêts structurés (17,5% de leurs prêts bancaires à moyen et long terme) et près d’un tiers de ces prêts structurés (1,3 milliards d’Euros) seraient des « emprunts toxiques» aux effets désastreux. Alors qu’une circulaire du 22 mars 2012 incitait les collectivités territoriales à recourir à une « médiation » nationale, un rapport récent de l’Inspection Générale des Finances conseille fermement  aux établissements publics de santé de rembourser par anticipation les emprunts concernés, sous couvert d’éviter le « risque d’une dégradation supérieure » et les invite « à prendre leur perte ». Compte-tenu notamment des circonstances souvent scandaleuses dans lesquelles certaines banques ont obtenu l’accord des établissements publics de santé et des nombreuses collectivités territoriales concernés, le présent article qui dissèque un certain nombre de contrats dont les auteurs ont eu  à connaître, s’insurge contre une telle recommandation qui met en lumière de manière flagrante l’ambiguïté du positionnement de l’Etat dans cette affaire.

 Le récent rapport établi par l’Inspection Générale des Finances sur les « conditions de financement des établissements publics de santé auprès du secteur bancaire » a fait l’objet de nombreuses critiques parfois d’une grande virulence.

Reconnaissons lui toutefois le mérite de dresser un constat factuel de la situation de la dette bancaire des hôpitaux, et des difficultés que certains d’entre eux peuvent rencontrer, non seulement pour trouver de nouveaux crédits, mais aussi pour faire face à leurs obligations envers leurs banques.

La première partie de ce rapport est consacrée aux opérations de trésorerie à court terme.

La deuxième aux opérations de crédit à moyen et long terme.

S’agissant de ces dernières, l’IGF constate que la dette bancaire à moyen et long terme des établissements publics de santé a presque triplé sur les dix dernières années, puisqu’elle est passée d’un encours de 9 milliards d’Euros en 2003 à un encours de plus de 24 milliards d’Euros en 2011.

L’Inspection relève que 89% des établissements ont eu recours à ces formules de crédit, et que toutes les catégories d’établissement sont concernées : les Centres hospitaliers régionaux universitaires (CHRU), les centres hospitaliers généraux (CHG), les centres hospitaliers spécialisés (CHS), les Hôpitaux locaux (HL)[1] et les syndicats inter-hospitaliers (SIH)[2]

Pour la plupart des observateurs un peu au fait des finances hospitalières, ce constat n’a rien de surprenant.

Il a bien fallu financer les investissements entrepris dans le cadre des différents plans de modernisation et de rééquipement lancés au cours de ces dernières années (Plan Hôpital 2007/Plan Hôpital 2012).

En outre, et comme le reconnaît l’IGF, leur mode de financement oblige les hôpitaux à recourir à l’emprunt pour financer leurs investissements.

Les tarifs n’incluent pas la totalité des coûts d’investissement (et en particulier les coûts des opérations d’investissement les plus lourdes), ce qui limite de facto la capacité d’autofinancement.   

Quant aux financements exceptionnels, ils sont et demeureront très limités dans l’actuel et futur contexte de maîtrise des dépenses publiques.

Conclusion d’évidence : pour investir il faut emprunter. Et de préférence à très long terme, pour réduire la charge du service annuel de la dette … mais évidemment pas son coût total… C’était de surcroît strictement la mécanique mise en place par les Plans Hôpital 2007 et 2012 qui reposaient exclusivement sur des aides en exploitation destinées à couvrir le coût des emprunts …afin de bénéficier d’un effet multiplicateur (cf. Circulaire DHOS/F/2003/139 du 20 mars 2003).

Ce qui pourrait surprendre davantage ces mêmes observateurs, est la part prise dans cet encours par les crédits « structurés » que l’IGF qualifie pudiquement de « sensibles », et parmi ceux-ci la proportion réservée aux emprunts « qui présentent un risque de taux particulièrement dégradé », aimable périphrase administrative qui désigne les emprunts usuellement qualifiés de « toxiques ».

Le rapport de l’IGF contient un rappel bienvenu de ce que ces différentes notions recouvrent, et de l’échelle de risques établie par la charte de bonne conduite dite charte Gissler conclue en décembre 2009 pour encadrer l’offre des crédits bancaires mis à la disposition des collectivités territoriales (même si cette Charte ne s’applique pas aux hôpitaux publics qui ne sont plus des établissements publics locaux depuis que la loi HPST en a fait des établissements publics de l’Etat). Ce rappel, utile à la bonne compréhension des développements qui vont suivre est reproduit page suivante.

  • La part des emprunts structurés dans l’encours de dettes des hôpitaux : la partie immergée de l’Iceberg ?

 L’IGF constate que 17,5% des prêts bancaires à moyen et long terme contractés par les établissements de santé sont des prêts structurés, ce qui représente un encours total d’environ 4 milliards d’Euros, et que près d’un tiers de ces prêts structurés sont des « emprunts toxiques », dont l’IGF évalue l’encours à environ 1,3 milliards d’Euros.

Sur la base de ces chiffres et de ses travaux d’analyse du portefeuille de DEXIA CREDIT LOCAL qui a été le  plus grand pourvoyeur de crédits structurés, l’IGF estime que ces emprunts toxiques représentent une dette latente de 2,2 milliards d’Euros, en considérant que le montant des indemnités de remboursement anticipé qui seraient dues en cas de remboursement immédiat de la totalité de ces prêts peut être évalué à environ 65% de leur capital restant dû.

Selon l’IGF « il existe une très forte probabilité » que cette dette latente résultant de ces emprunts toxiques « soit acquittée par les établissements de santé, y compris s’ils font le choix de ne pas procéder au remboursement anticipé de leurs emprunts ».

Et ce, parce que l’indemnité de remboursement anticipé sera alors payée sous le forme de la majoration des intérêts qui résulte de la dégradation des conditions financières de ces emprunts.

On peut rappeler à ce sujet que certains de ces prêts font actuellement payer à leurs emprunteurs des taux supérieurs à 15% l’an.

L’IGF reconnaît également que l’estimation du montant de cette dette latente est approximative.

De fait, les données utilisées sont anciennes (elles remontent à décembre 2011) et il est possible, et en réalité probable,  que l’évolution des conditions de marché, à savoir principalement la baisse des taux d’intérêt à long terme et, pour les crédits les plus toxiques qui sont indexés sur les parités de change (si largement distribués dans les années 2007/2008 aux établissements publics de santé), la hausse du franc suisse qui sert souvent d’index de référence aux crédits de ce type, ait encore aggravé la situation des emprunteurs.

Notre pratique quotidienne est à cet égard éclairante.

L’examen de dossiers de prêt de ce type révèle ainsi que pour les emprunts indexés sur la parité EUR/CHF l’indemnité de remboursement anticipé est souvent supérieure au montant du capital restant dû, pouvant atteindre une fois et demi ou deux fois le montant de ce capital. 

En voici quelques exemples, tous issus de dossiers de prêts indexés sur la parité EUR/CHF : 

  • Pour un emprunt dont le capital restant dû est de 3.816.000 €, le coût du remboursement anticipé est passé de 5.675.010,38 € en mars 2011, à 7.493.056,38 € en juillet 2011, et à 7.824.526,49 € en mars 2012, soit plus de 2,6 fois le capital restant dû.
  • Pour un emprunt dont le capital restant dû est de 9.563.751 € le coût du remboursement anticipé est de 28.598.008 € en juillet 2012, (2,6 fois le capital restant dû).
  • Pour deux emprunts dont le capital total restant dû est de 25.580.300,01 € le coût du remboursement anticipé est passé de 14.004.059,63 € en décembre 2009 à 46.666.541,76 €  en septembre 2012 et ce, bien que l’encours de ces emprunts ait diminué (il est désormais de 22.180.750,02 €, et l’indemnité est donc égale à plus de deux fois ce capital).
  • Pour un emprunt  dont le capital total restant dû est de 3.409.934 € le coût du remboursement anticipé est de  4.523.062 € au 31 mars 2013.

Le montant de ces indemnités de remboursement anticipé reflète l’évolution des taux d’intérêt et des produits dérivés incorporés dans ces prêts structurés[3] soit, en d’autres termes, la valeur sous-jacente de la structure.

L’indemnité de remboursement anticipé n’est donc que le reflet du « mark-to-market » des positions qu’il faut racheter pour annuler l’opération.

Lorsque l’évolution des taux et des parités monétaires implique que les anticipations des opérateurs de marché évaluent comme très peu probable le fait qu’un emprunt indexé sur la parité Euro – Franc Suisse et payant un intérêt annuel de 15% voit son taux baisser significativement, et, au contraire, comme assez probable que ce taux puisse encore monter, il ne faut pas s’étonner que le rachat d’un tel engagement  coûte très cher à celui qui l’a pris.  Pour parler comme un financier, « le niveau actuel du change Euro / Chf, les anticipations de taux forwards et le niveau de la volatilité sur les marchés sont très négatifs pour prétendre sortir à ce jour des contrats d’emprunt de ce type dans des conditions acceptables».

  • Le remboursement par anticipation : la voix de la raison ou l’ultime injustice ?

Pourtant l’IGF recommande aux établissements de santé de ne pas prendre « le risque d’une dégradation supérieure » de leurs conditions d’emprunt et de « procéder au remboursement anticipé de leurs emprunts structurés les plus sensibles, dans les meilleurs délais, y compris si cela doit entraîner un coût budgétaire certain ». Au vu des exemples précités, le coût budgétaire est  effectivement certain…et souvent insurmontable.

Pour l’IGF, les emprunts structurés les « plus sensibles » sont ceux qui sont répertoriés soit « hors Charte Gissler », soit « avec une cotation Gissler supérieure à 5 E ».

Ce qui désigne, pour l’essentiel, les emprunts indexés sur des parités de change, ou sur des indices hors zone Euro ou encore des produits particulièrement dangereux du type à effet de structure cumulatif (voir le rappel  page 2).

Ce faisant, ces emprunts particulièrement dangereux peuvent être  « définitivement sécurisés ». Puisqu’ils disparaissent. Ce qui est un avantage indéniable.

Cependant, ce remboursement anticipé suppose pour les intéressés:

  • Soit d’autofinancer  l’indemnité de remboursement anticipé,  mais alors avec quel argent ?
  • Soit de s’endetter davantage pour pouvoir la payer.

Dans ce dernier cas, l’établissement concerné  ne manquera pas de se rendre compte :

1° Qu’il va lui être difficile de trouver une banque. Le rapport de l’IGF met en évidence les réticences croissantes et les difficultés du secteur bancaire à financer les hôpitaux. En particulier à long terme ;

Et,

2° Que s’il la trouve:  

  • Soit son endettement et donc ses frais financiers vont considérablement s’alourdir si l’indemnité est incluse dans le capital du prêt de refinancement (voir les exemples ci-dessus : un encours de prêt de 22.180.750,02 € peut ainsi se transformer en un encours de 68.847.291,78 €) ;
  • Soit le taux de ce nouvel emprunt va être très élevé, (de l’ordre de 17 à 21 % actuellement), si l’indemnité de remboursement anticipé est payée sous la forme d’une hausse du taux du prêt de refinancement

Ces « solutions »  peuvent être combinées  mais,  sous une forme ou sous une autre, l’emprunteur supporte ainsi la totalité du surcoût de l’emprunt toxique qui lui a été vendu par sa banque.

La recommandation de l’IGF aboutit donc à la prise en charge totale de ce surcoût par l’emprunteur, et à une prise en charge immédiate, au motif que les établissements de santé ne doivent pas prendre le risque d’une dégradation supérieure de leur situation.

Ce que le simple report dans le temps de certaines échéances ne permet pas. Puisque, comme l’observe à juste titre l’IGF,  ces reports « entraînent un paiement supplémentaire d’intérêts et ne diminuent aucunement le risque latent ».

En d’autres termes, l’IGF recommande aux établissements de santé de « prendre leur perte », toute leur perte,  ici, et maintenant.

Pour le juriste, par nature prudent et conservateur, convaincu que le contratest la Loi des parties, une telle recommandation ne peut qu’inspirer un sentiment d’approbation.

Il suit le raisonnement suivant : « Des contrats d’emprunt ont été signés entre les établissements de santé et des banques, certains de ces contrats s’avèrent excessivement coûteux pour les emprunteurs.

Ces contrats de prêt permettent toutefois aux emprunteurs de rembourser par anticipation le capital restant dû et ce, en contrepartie d’une indemnité de remboursement anticipé destinée à compenser le coût de ce remboursement anticipé pour le prêteur.

Dans le meilleur des mondes juridiques, « pacta sunt servanda » et, dans ces conditions, comme le recommande l’IGF, il faut et il suffit à l’emprunteur de rembourser par anticipation le capital restant dû et de payer à son prêteur l’indemnité stipulée par le contrat ».

Fin de partie.

Cependant, même s’il est prudent, très prudent, et conservateur, très conservateur, le juriste sait aussi que dans le meilleur des mondes juridiques, ces principes d’une rigueur toute romaine ne s’appliquent que si les conventions qui obligent ces emprunteurs ont été « légalement formées».

Suivant les termes de l’article 1134 du code civil, les conventions qui tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites sont les conventions « légalement formées ». 

Ce qui suppose, entre autres, que le consentement de la partie qui s’oblige ait été libre et éclairé.

Ce qui suppose aussi, que les conditions particulières de formation de ces conventions de « prêt structuré », telles qu’elles peuvent être posées par la réglementation applicable aux établissements financiers aient été respectées par ces derniers.

Or, à bien des égards, il est douteux que ces conditions aient toujours été respectées, et il est également douteux que le consentement de tous les emprunteurs ait toujours été « libre et éclairé ».

  • Un consentement vicié

La vente massive de produits structurés toxiques auprès des collectivités publiques et en particulier des hôpitaux est la résultante d’une politique commerciale parfaitement pensée par les banques en vue d’obtenir de nouvelles marges et des profits plus substantiels qu’avec des prêts classiques, notamment parce que la marge réelle prise par la banque était très difficile à estimer pour l’emprunteur, sauf à recourir à un conseil spécialisé en gestion de la dette.

Pour ce faire, une véritable stratégie de vente a été mise en place s’appuyant sur des techniques éprouvées. Une banque en particulier s’est illustrée, qui a su habilement user et abuser de son image de financeur institutionnel du monde hospitalier, d’expert et de conseil en gestion.

Il ne s’est plus agi de conseiller au mieux de leurs intérêts les clients emprunteurs mais de parvenir à tous prix à les convaincre de souscrire de nouveaux produits présentés dans le cadre de la gestion active de la dette afin d’augmenter, au fur et à mesure des refinancements, le rendement du stock de crédits. Et certains organismes bancaires n’ont pas hésité, au mépris de la confiance que leur accordaient les établissements,  à tromper volontairement leurs interlocuteurs hospitaliers.

Aussi, dans nombre de dossiers d’emprunts contractés par des hôpitaux, est révélée l’existence de manœuvres dolosives au sens de l’article 1109 du code civil ayant vicié le consentement des emprunteurs.

Ces manœuvres ont été schématiquement de deux types :

–          Réticence dolosive ;

–          Tromperies caractérisées.

Ces banques ont omis délibérément d’expliquer à leurs clients qu’en contractant des « prêts structurés », ils contractaient aussi avec elles un ou des contrats financiers de type « produits dérivés » qui, pour la plupart, étaient des produits extrêmement spéculatifs exposant les clients à des risques financiers très élevés.

C’est en particulier le cas pour les options de change incluses dans les opérations indexées sur les parités de change. 

Il est évident que si ces banques avaient expliqué à leurs emprunteurs que ces derniers allaient leur vendre des options de change aux termes desquelles ces mêmes emprunteurs s’engageraient par exemple à leur garantir un cours minimal de l’Euro contre le Franc suisse dès lors que la parité Euro/Franc suisse serait inférieure à 1,44 et ce, pour un montant  notionnel égal à 50% du montant du prêt, ces emprunteurs auraient sans doute porté une réflexion très différente sur l’opération proposée.

Aucun d’entre  eux n’avait vocation, ni probablement envie de se transformer en trader, et a fortiori en trader suffisamment aventureux pour ne pas couvrir un minimum ses positions de change et s’exposer ainsi à des pertes illimitées. 

Les banques qui ont vendu ce type d’emprunts se sont également employées systématiquement à minorer les risques auxquels ces emprunts exposaient les emprunteurs, et à mettre en avant leurs avantages (le bénéfice d’un taux bonifié pendant les premières années) en taisant leurs inconvénients.   

Jusqu’en 2010 voire jusqu’en 2011, les présentations qui étaient faites s’ingéniaient à convaincre les emprunteurs que le franchissement des barrières de taux ou de change était un événement quasiment irréalisable.

Pendant longtemps, ces présentations n’ont pas comporté de simulations permettant facilement aux emprunteurs de se rendre compte de l’effet multiplicateur sur le taux du franchissement de ces barrières.

Et quand des simulations étaient fournies, elles s’arrêtaient opportunément au niveau de taux ou de parité à partir duquel l’emprunt devenait véritablement coûteux….

Enfin, ces emprunteurs avaient fini par se convaincre que si leurs conditions d’emprunt venaient, en dépit des assurances de leurs banques, à se dégrader, la « gestion active de leur dette » leur permettrait de sortir de ces opérations en contractant de nouveaux produits à des conditions plus favorables.

Il s’agit là d’un point cardinal pour comprendre les mécanismes en œuvre.

Les banques entretenaient en effet soigneusement la croyance de leurs clients dans leurs capacités de trouver une issue en cas de « déviance » du produit souscrit. Les refinancements dans le cadre de la gestion active de la dette se sont ainsi accumulés dans les années 2004/2009 sans apparemment aucun dommage.

Car elles s’arrangeaient le plus souvent pour que les indemnités de remboursement anticipé soient payées par l’emprunteur sans qu’il s’en rende compte sous la forme d’une majoration des conditions et/ou du risque de taux du nouvel emprunt.

Œuvre de prestidigitateur.

L’évolution des marchés rendra le tour de magie de plus en plus complexe, voire impossible.

Il aurait été  extrêmement utile à ces emprunteurs de savoir qu’en cas de franchissement des barrières de taux ou de change de leurs emprunts structurés, ils pourraient se trouver dans l’impossibilité financière de procéder à un remboursement anticipé en raison de son coût exorbitant.

De même qu’il aurait été extrêmement utile à ces emprunteurs de savoir que lorsque leur banque prétendait que des emprunts indexés sur des parités de change ne leur faisaient courir aucun risque de change, il s’agissait d’un mensonge flagrant.

Il est exact que ces emprunts n’étaient pas libellés en devises étrangères. Mais ils exposaient bel et bien leurs emprunteurs à un risque de change, puisque le taux de ces emprunts – et le coût de leur remboursement anticipé – suivaient une courbe exponentielle à partir du moment où la barrière de change qui avait été fixée dans la formule de l’emprunt était franchie.

L’emprunteur faisait un pari sur le maintien d’une parité au-dessus d’un certain niveau. Il s’agissait bien d’un pari sur le change exposant celui que le prenait à un risque de change.

Des informations essentielles ont ainsi été passées sous silence. Des mensonges flagrants ont aussi été formulés.

Comment considérer que le consentement de ces emprunteurs qui ont cru souscrire par erreur un simple contrat de prêt n’a pas pour autant été vicié ?

  • Une méconnaissance itérative par les banques de leurs devoirs et obligations à l’égard de leurs clients

La dissimulation par les banques qui ont commercialisé ces « prêts structurés » de la nature réelle de ces opérations (non seulement un prêt mais aussi une opération sur instrument financier à terme) a aussi eu pour conséquence de priver les emprunteurs du bénéfice des règles protectrices qui s’appliquent à la formation de ces catégories de contrats.

Ces banques se sont en particulier délibérément affranchies des obligations de conseil, d’information et de mise en garde qui s’imposent à elles lorsque comme en l’espèce elles agissent non seulement comme prêteur mais comme prestataires de service d’investissement.

Or ce corpus législatif et réglementaire a été conçu et progressivement imposé par les pouvoirs publics pour justement  éviter les dérives que l’on constate avec les « prêts structurés ».

Sans entrer dans le détail, ces règles – actuellement codifiées aux articles L.533-12 et suivants du code monétaire et financier – faisaient obligation à ces professionnels d’expliquer à chaque client concerné  les avantages et les inconvénients de ces opérations sur instruments financier et, en amont d’apprécier, si ce client avait les connaissances ou l’expérience suffisantes pour évaluer les risques inhérents à de  tels produits. Afin de pouvoir, dans la négative, le mettre en garde contre ceux-ci et lui fournir une information adaptée à sa maitrise, ou non, de ces instruments.

Force est de reconnaître que dans tous les dossiers que nous avons pu examiner, des manquements graves, multiples et répétés à ces obligations fondamentales, sont constatés.

Ces manquements, dans les cas les plus graves,  sont constitutifs de manœuvres dolosives et en tout état de cause emportent obligations de réparer.

Il incombait enfin à ces banquiers, en leur seule qualité de prêteur, de mettre en garde leurs clients contre les risques de surendettement qui résultaient mécaniquement de ces formules d’emprunt.

Depuis plusieurs années, la jurisprudence des tribunaux sanctionne en effet par l’allocation de dommages-intérêts les banques qui n’ont pas mis en garde leurs clients contre les risques de surendettement liés à des emprunts trop lourds ou trop coûteux.

Cette obligation de mise en garde suppose toutefois que l’emprunteur ne soit pas un emprunteur « averti » de ces risques. Si, de par son expérience ou de par sa formation, l’emprunteur est  un emprunteur averti, il est censé savoir ce qu’il fait, et la banque n’a pas à le mettre en garde.  

Cependant, et à la différence des emprunts classiques, il était très difficile, même pour un directeur financier maniant depuis longtemps de nombreuses lignes de crédit, d’être conscient des risques particuliers de surendettement auxquels l’exposaient les emprunts structurés.

Car, sauf à être un spécialiste de la valorisation des instruments financiers, cet emprunteur pourtant « averti » ne pouvait pas se rendre compte par lui-même que ces opérations mettaient potentiellement à sa charge un risque de crédit bien plus élevé que le capital emprunté. Ni qu’au moment même où le taux de ces opérations viendrait à être si élevé qu’il faudrait les rembourser par anticipation, ce remboursement serait impossible au regard de ses capacités financières.

Entre les banques et leurs emprunteurs, même les plus expérimentés, il y avait donc structurellement une asymétrie d’information qu’il incombait à ces dernières de corriger. Ce qu’elles ne feront que très tardivement, car cette information n’apparaît dans les documentations de la plupart des banques concernées qu’à partir de fin 2010 début 2011.

  • Des manquements aux règles gouvernant les opérations de crédit

Enfin, dans ces contrats « légalement formés », que constate-t-on ?

Des manquements répétés à des règles élémentaires applicables de longue date à toutes les opérations de crédit.

Depuis…. 1966, la loi fait obligation au prêteur de communiquer à l’emprunteur le taux effectif global (TEG) de l’opération de crédit. Ce taux effectif global est censé refléter le coût total du crédit, permet de vérifier que le taux du prêt n’est pas usuraire, et, le cas échéant, de comparer diverses propositions.

Cette information a néanmoins été généralement omise au moment de la formation des contrats d’emprunt structuré.

Le jugement rendu récemment par le Tribunal de Grande Instance  de Nanterre dans l’affaire opposant le Conseil Général de la Seine-Saint-Denis à Dexia l’a révélé : la télécopie de confirmation adressée par la banque (suite au « topage » opéré lors d’un échange téléphonique entre la salle des marchés du prêteur et l’emprunteur) et sur les termes de laquelle le client devait donner  son accord  constitue l’instrumentum de l’échange de consentements sur les conditions essentielles du prêt.

L’engagement de l’emprunteur étant irrévocable, il convient de conclure que la télécopie constate un contrat de prêt.

Partant, la télécopie aurait dû comporter l’indication du taux effectif global de ce prêt, conformément aux dispositions de l’article L. 313-4 du code monétaire et financier (qui reprennent celles du code de la consommation). Cette indication a pourtant été omise. 

Ce qui, comme le Tribunal de Grande Instance Nanterre l’a jugé, constitue une violation des dispositions légales sur le taux effectif global d’une part.

Et, d’autre part, est révélateur de la nature duale de ces opérations.

En effet, la pratique de cet échange de confirmations est caractéristique du mode de conclusion des opérations sur instruments financiers à terme : les parties à ces opérations se mettent d’accord par téléphone et les termes de cet accord font l’objet de l’envoi par télécopie d’une confirmation dont chaque partie doit approuver les termes.

La loi fait aussi obligation aux prêteurs de communiquer un taux effectif global juste et de mettre à disposition un certain nombre d’éléments d’information.

Or, trop souvent, l’examen a posteriori du taux figurant dans le contrat montre que des erreurs de calcul ont été commises.

Enfin, pour certaines catégories de crédit, et notamment pour les prêts consentis aux collectivités territoriales, la loi a conservé le principe de la prohibition de l’usure.

Si bien que de nombreux prêts de refinancement, qui intègrent dans leur taux le coût du remboursement anticipé des opérations qu’ils refinancent, sont actuellement contractés à des taux supérieurs au seuil de l’usure. Délit civil. Délit pénal.

 

A l’aune de ces éléments d’analyse issus de notre pratique, il nous revient de nous interroger sur l’injonction impérieuse qui est faite aux établissements publics de santé d’exécuter pleinement leurs obligations contractuelles.

Alors même que les banques ont amené leurs clients, trompant leur confiance, à souscrire de tels emprunts par des manœuvres dolosives, alors même qu’elles ont manqué à leurs obligations élémentaires d’information et de mise en garde, alors même qu’elles ont conduit certains hôpitaux dans une situation de crise financière telle qu’elle met en péril la réalisation de leurs missions de service public, alors même que des marges conséquentes ont été engrangées par les banques au fil des années et des restructurations de la dette, elles devraient échapper à toutes sanctions quand les victimes de leurs agissements  prendraient en charge la totalité des coûts ?

Certes les censeurs de la 25ème heure n’hésitent plus aujourd’hui à crier à l’incompétence et la légèreté des responsables des collectivités publiques (que ne se sont-ils manifesté plus tôt !).

Certes, quelques-uns, très peu nombreux en fonction de notre expérience, ont délibérément souscrit des emprunts de ce type pour minorer artificiellement le coût de leur endettement  en étant conscients d’une partie des risques pris mais en considérant qu’ « après eux, le déluge ». 

Sans doute ceux-là  doivent-ils être invités à prendre une partie – et dans les cas les plus graves une partie substantielle – de leur perte.

Mais pour la très grande majorité des établissements du secteur hospitalier, le statut de victime d’une manipulation à grande échelle est requis.

Dans ces conditions, pourquoi l’IGF adopte-t-elle une position si tranchée et si contraire en apparence aux intérêts des hôpitaux ?

Parce que l’IGF n’a peut-être pas en tête le seul souci – éminemment louable – d’éviter aux établissements publics de santé de s’exposer à des risques supplémentaires.

Dans le cadre du démantèlement de Dexia, et de la recomposition d’un pôle public de financement des collectivités territoriales, de leurs établissements publics et des établissements publics de santé, via la SFIL et la CAFIL, l’État a accepté de prendre à sa charge les pertes de Dexia et il se trouve exposé aux pertes du portefeuille de crédits logés dans la CAFIL.

Un amendement récent déposé par un parlementaire pour éviter que le jugement précité du tribunal de Nanterre ne fasse jurisprudence l’a assez naïvement exprimé.

En demandant à ce que les télécopies de confirmation des opérations de ce type soient exclues du champ d’application de la réglementation du taux effectif global, ce parlementaire a expliqué qu’il s’agissait pour lui d’éviter à l’État de devoir refinancer massivement la SFIL et la CAFIL qui, selon certaines interviews récentes, rencontreraient des problèmes de refinancement du fait des incertitudes que font peser sur leur risque de crédit les contestations des emprunts structurés figurant dans leurs portefeuilles.

L’État est donc juge et partie.

Quand par la voix de l’IGF, il recommande aux établissements publics de santé, financés par l’assurance-maladie, de « prendre leur perte ».

De quelle perte exactement s’agit-il ?  De la leur ? Ou de la sienne ?

L’intérêt supérieur de l’Etat justifie-t-il que les victimes doivent payer pour les coupables ?

Devra-t-on préférer l’injustice au désordre ?

 

Par A. Manlius

 

 S.Barré-Houdart -Cabinet HOUDART et associés

 



[1] Aujourd’hui disparus.

[2] En voie de disparition.

[3] Ceux que le rappel fait par l’IGF dans son rapport désigne comme les « instruments financiers » qui entrent dans la « combinaison » de prêt et d’instrument financier qui constitue le prêt structuré