Scroll Top
Les investisseurs privés, quel atout pour les systèmes de santé ?
Partager l'article



*




Les investisseurs privés un atout pour les systèmes de santé ?

Article rédigé le 9 mai 2022 par Manlius

 

Il est acquis que l’offre et la demande de soins ne peuvent obéir aux règles classiques du marché. Mais les systèmes garantissant le monopole public trouvent aussi leurs limites. La mixité est-elle la réponse ? Les expériences engagées en particulier à l’étranger conduisent à s’interroger sur les apports du développement d’une offre privée commerciale en concurrence avec l’offre publique et para-publique pour mieux répondre aux besoins de santé publique et favoriser l’accès de tous aux soins.

 

La santé échappe aux règles classiques du marché

Il a été observé depuis très longtemps « Uncertainty and the Welfare Economics of Medical Care” de Kenneth J. Arrow (https://web.stanford.edu/~jay/health_class/Readings/Lecture01/arrow.pdf)que du fait de ses caractéristiques particulières, le « marché des soins médicaux » était très loin du marché théorique de l’économie classique.Il s’en suit qu’on ne peut donc pas compter sur ce marché pour qu’il régule de façon optimale les offres et les demandes de soins :

    • La demande est en partie imprévisible et elle est par nature variable (on ne choisit pas d’être malade ou pas, ni sa maladie : la demande est très incertaine dans son volume et dans ses caractéristiques : si une partie des pathologies liées à l’âge et/ou à certains habitus et modes de vie sont prévisibles y compris dans leur volume rapporté à une population donnée, beaucoup ne le sont pas comme par exemple une épidémie de type COVID qui vient augmenter la demande de soins de façon tout à fait imprévisible.)
    • L’offre est difficile à évaluer, d’autant plus qu’elle change dans la durée du fait des progrès scientifiques.
    • Les offreurs et les demandeurs ne sont en rien dans une situation comparable : les professionnels médicaux sont beaucoup moins nombreux que les malades, et ces derniers n’ont pas vraiment le choix de décider de se soigner ou pas…et de comment ils pourront l’être.
    • Il y a forcément des barrières à l’entrée : tout le monde ne peut pas devenir un professionnel de santé, et l’Etat doit contrôler qui peut ou non offrir ses services sur ce marché pour écarter les charlatans.
    • Les produits offerts sur ce marché ne sont pas homogènes : non seulement les maladies sont différentes les unes des autres, mais pour une même maladie les traitements peuvent différer en fonction de très nombreux paramètres (dont l’âge et l’état de santé du patient mais aussi les choix faits par les professionnels de santé).
    • Ce marché n’est pas transparent : il existe une très forte asymétrie d’information entre les médecins et les malades qui n’ont guère les moyens de savoir si le traitement qui leur est proposé va leur être utile et si son prix est son juste prix
    • Les facteurs de ce marché ne sont pas mobiles : vous ne pouvez pas réellement préférer acheter une voiture, plutôt que de faire soigner votre rage de dent..

Le marché des soins de santé est donc par nature « dysfonctionnel », d’où:

    • l’impossibilité de facto de confier à une concurrence pure et parfaite qui n’y existe pas la régulation de l’offre et de la demande; et,
    • la conclusion qui a pu être tirée par certains de cet état de fait : une régulation par le marché de l’offre et de la demande de soins étant impossible et illusoire, autant supprimer le marché et créer un monopole public (la santé publique étant par définition un bien commun) qui finance et produit l’offre au prix le plus juste possible en rémunérant de façon raisonnablement satisfaisante les professionnels de santé au moyen des ressources publiques allouées à ce monopole.

 

Le choix du monopole public et parapublic

La maîtrise des coûts de santé y gagne (car on ne dépense “que”  le budget alloué tel que défini ex ante), et, s’ils ont été bien définis, le pilotage du système par la fixation d’objectifs de santé publique permet d’améliorer “l’état de santé moyen” de l’ensemble de la population.

Toutefois, et les systèmes “collectivistes” de ce type en ont tous fait l’expérience :

    • Si le financement du système est insuffisant, il se développe dans un tel monopole des formes de rationnement de l’offre de soins en fonction des ressources disponibles.
    • Le pilotage d’un tel système se faisant via les ressources disponibles mais aussi, et en principe surtout, via la fixation d’objectifs de santé publique qui visent des moyennes, sont laissés de côté les besoins, les situations et aussi les aspirations des individus ou du moins de certains d’entre eux. La population dans son ensemble est bien soignée (ou plus exactement les indicateurs choisis pour évaluer le service rendu disent que la population est dans son ensemble bien soignée), mais certains patients ne bénéficient pas de traitements adaptés, ni des conditions d’accueil ou de prise en charge auxquelles ils aspirent.
    • Le système est complexe, fonctionne à partir de protocoles préétablis et de choix de traitement imposés : il lui est difficile de s’adapter aux avancées techniques et scientifiques et par exemple de choisir rapidement une technique nouvelle émergente, même si elle est moins couteuse et plus performante.

 

L’intérêt d’une dose de mixité et de concurrence

Ces inconvénients – réels mais qui ne découragent certes pas les britanniques extrêmement attachés au NHS qui constitue l’archétype d’un tel système – peuvent pousser les usagers, l’Etat à vouloir, y compris dans un système de santé “collectif” avec une offre publique massive et essentiellement financé par des prélèvements obligatoires, à préserver une forme de concurrence au niveau de l’offre.

Par exemple en maintenant une population de médecins libéraux payés à l’acte (par opposition aux systèmes ou ce sont des salariés ou des indépendants mais payés “au forfait”), en préservant le “libre choix du patient”, et en laissant des entreprises privées à but lucratif concurrencer les établissements de santé du secteur public et parapublic.

Une des idées sous-jacentes est que “l’offre privée commerciale concurrente”, en particulier si elle met à la charge des malades une part des frais de santé plus élevée que celle qu’ils supportent dans le public en contrepartie d’un fonctionnement plus souple et plus rapidement accessible, va contribuer à la régulation de la demande et des prix en préservant certains des avantages attendus du fonctionnement d’un “vrai” marché, et qu’elle va être utile pour “aiguillonner” le – forcément mammouth  –  public.

A partir de là, on peut tout à fait imaginer, et on constate, que de “purs investisseurs privés”, sont susceptibles de venir sur ce marché pour produire cette “offre privée commerciale concurrente” ou pour la financer, leurs financements venant en complément de ceux des pouvoirs publics, en particulier pour financer les infrastructures de soins.

Il est avancé par les défenseurs d’un tel schéma qu’un fort degré de contrôle du système par les pouvoirs publics va permettre de prévenir les dérives des systèmes de santé à deux vitesses : augmentation incontrôlée des coûts parce que ces investisseurs cherchent à maximiser leur profit, et inégalités massives dans l’accès aux offres de soins

Malheureusement et la déconfiture du “Managed Care” dans les Etats-Unis des années 90 et 2000 le démontre ( Voir l’excellent article “LE DÉVELOPPEMENT DES RÉSEAUX DE SOINS DANS L’AMÉRIQUE DERICHARD NIXON. LES ENSEIGNEMENTS DU MANAGED CARE AMÉRICAIN DEPUIS LE HMO ACT DE 1973” de Véronique Parel ), il est permis de penser que cette vision du privé en complément utile et raisonnable du public est excessivement irénique.

 

Les déviances inhérentes à la recherche de profits

On peut ainsi observer que dans un “marché” aussi “intervenu” par la puissance publique qu’est celui de l’offre de soins dans un tel système “mixte”, il faut bien reconnaître que la régulation  de l’offre censée éviter un emballement de la demande (au motif qu’il existe une part des demandes de soins induite par les professionnels de santé et que conséquemment s’il y a moins de professionnels ou d’actes possibles les coûts seront moindres que s’il y en a plus)

aboutit nécessairement à créer des rentes de situation puisque seuls ceux admis à la table auront le droit d’y manger, et que les limites à l’offre (par exemple par les autorisations d’activités) sont autant de barrières à l’entrée pour des nouveaux entrants qui pourraient pourtant être moins gourmands et/ou plus performants.

En outre, le prix demandé par l’offre privée sera d’autant plus élevé que cette offre aura été raréfiée par l’existence même du “demi-monopole public” existant : les systèmes de santé « à deux vitesses » ne passent la deuxième que parce qu’il y a une première enclenchée….

Le privé à but lucratif qui cherche  par essence  à obtenir le profit le plus élevé possible va donc être nécessairement tenté par la captation de ces rentes, et en particulier de celles qui offrent des rendements élevés. Il s’ensuit que les prix des actifs ( actions de sociétés d’exploitation, immobilier) qui produisent ces rentes montent, ce qui pousse à la hausse les prix des services offerts (car il faut bien rentabiliser son investissement…).

Autre exemple: dès lors que l’Etat entend garantir l’accès aux soins de santé pour tous, il se met forcément “dans la main” des professionnels de santé qu’il ne contrôle pas ou s’il les contrôle, qui sont susceptibles de sortir de son contrôle pour rejoindre le privé : comme le montre l’exemple des Etats-Unis, ces agents privés ou susceptibles de le devenir constituent des groupes de pression capables  d’obtenir sous la menace de limiter leur offre ou d’en dégrader la qualité, une hausse des tarifs que l’Etat cherche pourtant à contrôler par ses interventions sur ce pseudo marché…

Le concept de libre choix des patients dans un tel contexte est quant à lui à double sens. Pour un investisseur privé opérant “en complément” d’une offre publique concurrente et en théorie accessible à tous et capable de prendre en charge toutes les pathologies, et sachant que certaines pathologies (ou certains malades) sont plus rentables que d’autres, il est évident qu’il devient possible de laisser au public celles et ceux qui ne le sont pas, et de se consacrer à celles et ceux qui le sont, de sorte que le libre choix des patients va plutôt être le sien, lorsqu’il va trier ceux qui se présentent chez lui en fonction de leur rentabilité espérée…

Enfin, dès lors que subsistent des offres concurrentes, ces offres se font… concurrence, non pas sur les prix (puisque ceux-ci sont administrés et que les patients y sont peu sensibles puisqu’ils sont couverts par leurs assurances) mais sur la performance médicale, le choix des techniques et des stratégies thérapeutiques et les conditions d’accueil. Ce qui pousse les coûts de santé à la hausse, et incite l’investisseur privé à se concentrer sur les patients et pathologies “hauts de gamme” en laissant les autres au public, qui ne pourra pas équilibrer ses comptes avec ceux “qui peuvent payer” et sont allés dans le privé.

Au travers de ces quelques exemples, est-il permis de penser qu’une concurrence par des investisseurs privés à but lucratif sur le marché des soins de santé risque davantage de déstabiliser le système et in fine de remettre en cause l’universalité et l’égalité d’accès aux soins plutôt que d’y contribuer, tout en provoquant une inflation des coûts ?

 

On citera encore une fois les États-Unis qui maintiennent une forte offre privée, dépensent beaucoup pour la santé, et, en même temps laissent de côté une partie importante de leur population, font pousser des déserts médicaux et ont des indicateurs de santé publique dégradés….

 

L’intérêt d’une dose de mixité et de concurrence