LeS DG D’ARS AUTORISÉS À DÉROGER À LA RÉGLEMENTATION
Article rédigé le 23 octobre 2023 par Me Stephanie Barré-Houdart
Dans la suite des Préfets, sommés de prendre une part de responsabilité et de risque « en ajustant la norme à l’intérêt général du terrain », les directeurs généraux d’ARS sont amenés à devenir les promoteurs, dans leur champ d’intervention, de la dérogation à la norme. Il s’agit de répondre aux besoins des territoires et aux situations locales particulières. Mais de quelles normes parle-t-on ? Comment éviter l’écueil de l’atteinte au principe d’égalité entre opérateurs ? Quel bilan coûts/avantages pour s’assurer que la dérogation ne portera pas atteinte à la qualité et à la sécurité des prises en charge ? Comment éviter le développement contentieux ? Questions essentielles auxquelles le dispositif ne permet de répondre qu’imparfaitement.
Le décret n°2023-260 du 7 avril 2023 consacre, dans le code de la santé publique, le droit de dérogation du directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) :
« Le directeur général de l’agence régionale de santé peut déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’Etat, prévues par le présent code ou par le code de l’action sociale et des familles, ou prises en application de l’un de ces deux codes, pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence (…) » ( article 1435-40 du code de la santé publique).
Il pérennise ainsi le droit qui avait été accordé à titre expérimental aux directeurs généraux par le décret n°2017-1862 du 29 décembre 2017 en ces termes :
« A titre expérimental et jusqu’au 30 novembre 2021, dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Hauts-de-France, Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur, le directeur général de l’agence régionale de santé peut déroger à une norme réglementaire dans les conditions fixées par les articles 2 à 4 » ( Article 1 version issue du décret 2021-788).
Droit de dérogation qui ne pouvait porter que sur les décisions suivantes :
« Le directeur général de l’agence régionale de santé peut déroger aux normes suivantes :
1° Pour les décisions prises sur le fondement de l’article L. 313-1-1 du code de l’action sociale et des familles : les dispositions de l’article D. 313-2 de ce code et celles du 4° de l’article R. 313-4-1 du même code ; ( Abrogé)
2° Pour les décisions prises sur le fondement de l’article R. 1161-4 du code de la santé publique : l’arrêté du 2 août 2010 relatif aux compétences requises pour dispenser ou coordonner l’éducation thérapeutique du patient ;
3° Pour les décisions prises sur le fondement de l’article R. 1434-41 du code de la santé publique : les arrêtés auxquels renvoient les dispositions du II de cet article ;
4° Pour les décisions prises sur le fondement de l’article R. 6312-1 du code de la santé publique : l’arrêté du 21 décembre 1987 relatif à la composition du dossier d’agrément des personnes effectuant des transports sanitaires terrestres et au contrôle des véhicules affectés aux transports sanitaires ;
5° Pour les décisions prises sur le fondement de l’article R. 6315-6 du code de la santé publique : les dispositions du dernier alinéa de cet article (Abrogé)» (Article 2 version initiale).
Six expérimentations ont été lancées, le bilan a été considéré comme positif (Rapport d’évaluation sur la mise en œuvre du droit à dérogation des directeurs généraux des agences régionales de santé, en application de l’article 68 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service de la confiance, transmis à la commission des affaires sociales et à la commission des finances du Sénat, non disponible en ligne), ce qui a conduit à généraliser le dispositif.
Il fait écho au droit de dérogation accordé au préfet (d’abord là aussi à titre expérimental aux termes du décret n°2017-1845 du 29 décembre 2017 puis de manière pérenne par le décret n°2020-412 du 8 avril 2020). La présente analyse se nourrira d’ailleurs de deux arrêts du Conseil d’Etat (n°421871, 17 juin 2019, Association Les Amis de la Terre France, et n° 440871, 21 mars 2022, Association Les Amis de la Terre France) et du Rapport d’évaluation de l’Inspection Générale de l’Administration de juin 2022 ( ci-après le « Rapport d’évaluation »), intéressant chacun le droit de dérogation du préfet, tant la parenté entre les deux dispositifs est évidente.
À quelles normes peut-il être dérogé ?
Les normes auxquelles il peut être dérogé sont, aux termes de l’article R. 1435-40 du code de la santé publique, « des normes arrêtées par l’administration de l’Etat, prévues par le présent code ou par le code de l’action sociale et des familles, ou prises en application de l’un de ces deux codes ».
La formulation, considérée par beaucoup comme maladroite, englobe certainement toutes les normes du pouvoir réglementaire étatique : en particulier les décrets, arrêtés, circulaires réglementaires.
Comme le relevait M. Louis Dutheillet de Lamothe, rapporteur public, dans ses conclusions « (…) malgré l’ambiguïté créée par la formule « normes arrêtées par l’administration de l’Etat », il faut selon nous comprendre que l’on peut également dérogées à des normes décrétées par l’Etat. » (sur CE 17 juin 2019 n°421871).
D’aucune manière en revanche, la dérogation ne peut porter atteinte à une disposition de caractère législatif ; ce qui peut être le cas si les dispositions réglementaires auxquelles il est souhaité déroger ne sont qu’une déclinaison de principes fixés par la loi.
Toutefois « La formulation retenue (…) pourrait également laisser accroire que les normes ciblées seraient celles qui relèvent du pouvoir autonome, au sens de l’article 37 de la Constitution. Mais, sur le plan juridique, la formulation du décret ne saurait exclure par principe des dérogations à des textes réglementaires pris pour l’application d’une loi ou transposant une directive européenne, dès lors que la norme réglementaire à laquelle il serait dérogé correspond à une précision ou un ajout que n’imposerait ni n’impliquerait le texte supérieur de référence. » (Rapport d’évaluation).
Par ailleurs, les ARS ne sont pas autorisées à déroger à une norme fixée par d’autres pouvoirs publics que l’État (par exemple par un conseil départemental dans le secteur médico-social).
Des questions restent néanmoins, et à défaut d’éclairage, en suspens :
- Parmi les normes « dérogeables », doit-on inclure celles émanant des établissements publics et agences de l’Etat si nombreux dans le secteur sanitaire ( ANSM, ANAP, ABM, …) ?
- Si un directeur général d’ARS peut déroger à une règle qu’il a lui-même édictée, qu’en est-il dans l’hypothèse d’une compétence décisionnelle partagée entre plusieurs autorités ( ARS/ Préfet/ Président du Conseil général) ?
- Outre les actes formalisés relevant du « Droit dur », le droit de dérogation touche-t-il également les cahiers des charges, les référentiels techniques, les recommandations ? A cette dernière interrogation, le communiqué de presse du Ministre de la santé, François Braun, du 12 avril 2023 semble répondre :« Par exemple, les directeurs généraux des ARS pourront simplifier les cahiers des charges imposés dans certaines procédures (labellisation des hôpitaux de proximité, organisation de la permanence des soins, appels à projets dans le secteur médico-social, etc.). (…)»
Enfin, se distinguant du droit de dérogation reconnu au préfet, les normes dérogeables doivent nécessairement être codifiées soit dans le code de la santé publique, soit dans le code de l’action sociale et des familles ou encore être prises en application de l’un de ces deux codes. Ce qui réduit d’autant le champ des possibles.
Quels sont les domaines concernés ?
Si aucun droit de dérogation « général » n’ait attribué au directeur général d’ARS, on assiste à un élargissement du champ des matières pouvant faire l’objet de dérogation par rapport à la phase expérimentale.
L’expérimentation autorisait à l’origine des dérogations sur des normes déterminées de sorte qu’elle répondait aux principes d’une expérimentation classique qui consiste à édicter précisément à quoi on déroge, et comment ( voir supra).
Désormais, le droit de dérogation peut être mis en œuvre aux termes de l’article R. 1435-40 du code de la santé publique (issu du décret n°2023-260 du 7 avril 2023) dans sept domaines, sans autre précision :
1° L’organisation de l’observation de la santé dans la région ainsi que de la veille sanitaire, en particulier du recueil, de la transmission et du traitement des signalements d’événements sanitaires ;
2° La définition, le financement et l’évaluation des actions visant à promouvoir la santé, à informer et à éduquer la population à la santé et à prévenir les maladies, les handicaps et la perte d’autonomie ;
3° L’évaluation et la promotion des formations des professionnels de santé ;
4° Les autorisations en matière de création et d’activités des établissements de santé, des installations mentionnées aux articles L. 6322-1 à L. 6322-3 [Chirurgie esthétique], ainsi que des établissements et services médico-sociaux mentionnés à l’article L. 313-3 du code de l’action sociale et des familles [établissements et services médico-sociaux soumis à autorisation];
5° La répartition territoriale de l’offre de prévention, de promotion de la santé, de soins et médico-sociale ;
6° L’accès à la prévention, à la promotion de la santé, aux soins de santé et aux services psychosociaux des personnes en situation de précarité ou d’exclusion ;
7° La mise en œuvre d’un service unique d’aide à l’installation des professionnels de santé.
L’Instruction interministérielle n°SGMCAS/pôle de santé-ARS/2023/100 du 27 juin 2023 relative à la mise en œuvre du décret n°2023-260 du 7 avril 2023 relatif au droit de dérogation du directeur général de l’agence régional de santé ( ci-après « l’Instruction consacrée au droit de dérogation du directeur général d’ ARS ») précise que l’énumération s’inspire de l’article L. 1431-2 du code de la santé publique qui définit les compétences des directeur généraux d’ARS. « Le décret n’en a repris que les éléments principaux, qui couvrent l’ensemble des secteurs d’intervention des ARS (…) »
Il sera souligné que le droit de dérogation n’est reconnu au directeur général de l’ARS que dans la stricte limite de l’exercice de ses compétences décisionnelles. Et encore faut-il qu’il dispose d’une faculté d’appréciation et ne soit pas en compétence liée.
Il n’est pas douteux que la possibilité offerte de déroger aux normes réglementant les autorisations d’activités de soins, ou d’activités médico-sociales, ou encore la création d’établissements puisse susciter des envies. Nous verrons que le respect, dans l’exercice du droit de dérogation, du principe d’égalité sera fondamental. Il est à noter que ne sont pas citées les autorisations d’installation d’équipements lourds exclues du champ de la dérogation.
En tout état de cause, dans un contexte de concurrence aigue entre opérateurs, il conviendra d’attacher un soin particulier à la stricte régularité de la décision qui portera dérogation et qui par nature accordera au bénéficiaire un traitement se distinguant du droit commun. Et en premier lieu devra être vérifiée sa conformité aux quatre conditions cumulatives définies par l’article 1435-41 du code de la santé publique.
L’exercice du droit soumis à quatre conditions cumulatives
- « La dérogation doit répondre aux conditions suivantes :
- 1° Être justifiée par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales ;
- 2° Avoir pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques et notamment aux financements accordés par l’agence régionale de santé ;
- 3° Être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France ;
- 4° Ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou de la sécurité des personnes et des biens, à la qualité et à la sécurité des prises en charge, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. »
Ces quatre conditions sont identiques à celles qui prévalent pour le droit de dérogation des préfets sauf la « qualité et la sécurité des prises en charge » qui est propre aux ARS, et sur laquelle nous reviendrons. Etant cumulatives, le directeur général de l’ARS devra s’assurer que pour chaque décision dérogatoire elles soient toutes bien remplies.
Nous commencerons par la seconde condition qui pourrait réduire sensiblement le terrain de jeu : la dérogation doit avoir « pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques et notamment aux financements accordés par l’agence régionale de santé »
La condition tenant à l’objectif poursuivi
Il n’est pas sans intérêt de se reporter à l’analyse présentée sur ce point par M. le rapporteur public auprès du Conseil d’Etat, M. Louis Dutheillet de Lamothe, dans ses conclusions (citées supra), même si le contentieux intéressait la phase expérimentale du droit de dérogation accordé au préfet :
« Le mot « effet » marque bien qu’on ne sait pas exactement quel est l’objet de la norme à laquelle on pourra déroger (alléger une démarche administrative n’est pas en soi un objet de norme), mais qu’on sait quel est l’effet, l’objectif recherché. Ce mot effet ne doit en revanche pas être interprété comme permettant de déroger à des normes dont l’objet n’est pas directement en relation avec ces objectifs, c’est-à-dire, d’une part, les conditions d’attribution des aides publiques et, d’autre part, les règles de forme et procédure. Ce point est fondamental, car on peut toujours dire que déroger ou exempter d’une règle de fond est un allègement des démarches administratives puisqu’on n’a plus à respecter la règle… Si vous avez cette interprétation large du décret, alors il permet au préfet de déroger à tous les règlements dans quasiment toutes les matières liées à la réalisation d’un projet : l’encadrement par les autres conditions serait alors très probablement insuffisant. Mais il nous semble que ce n’est pas le cas. Si on interprète strictement la condition fixée au 2° de l’article 3, l’objectif de favoriser les aides publiques ne permet que de déroger à des règles qui fixe des contraintes pour ces aides publiques, ce qui est ciblé et précis ; l’objectif d’alléger les démarches administratives permet seulement de supprimer ou de simplifier des règles procédurales ou formelles prévues uniquement au niveau réglementaire : le champ matériel est très large, mais il s’agit d’une catégorie de règles précisément identifiées et qui, par définition, ne pose pas de contraintes de fond. »
La Haute Juridiction a suivi les conclusions sur ce point en décidant : « Si, ainsi que le souligne la requérante , le décret attaqué [décret n°2017-1845 du 29 décembre 2017 relatif à l’expérimentation territoriale d’un droit de dérogation reconnu au préfet] ne désigne pas précisément les normes réglementaires auxquelles il permet de déroger, il limite ces dérogations, d’une part, aux règles qui régissent l’octroi des aides publiques afin d’en faciliter l’accès, d’autre part, aux seules règles de forme et de procédure applicables dans les matières énumérées afin d’alléger les démarches administratives et d’accélérer les procédures » (CE 17 juin 2019, n°421871).
La circulaire du premier ministre du 6 août 2020 relative à la dévolution au préfet d’un droit de dérogation aux normes réglementaires ( ci-après la « Circulaire consacrée au droit de dérogation du préfet ») s’approprie l’interprétation du Conseil d’Etat :
« Si le décret ne désigne pas précisément les normes réglementaires auxquelles il permet de déroger, il limite ces dérogations, d’une part, aux règles qui régissent l’octroi des aides publiques afin d’en faciliter l’accès, d’autre part, aux seules règles de forme et de procédure applicables dans les matières énumérées afin d’alléger les démarches administratives et d’accélérer les procédures » comme l’a jugé le Conseil d’État (17 juin 2019 « Les Amis de la Terre France », n° 421871). »
L’Instruction consacrée au droit de dérogation du directeur général d’ARS adopte en apparence une posture beaucoup plus libérale s’agissant du droit de dérogation accordé au directeur général d’ARS :
« (…) le décret ne désigne pas précisément les normes réglementaires auxquelles il permet de déroger mais il limite les finalités des dérogations aux cas où elles permettent soit d’alléger les démarches administratives, soit de réduire les délais des procédures, soit de favoriser l’accès aux aides financières. »
Est privilégiée une interprétation à la lettre qui autorise les dérogations portant sur des règles de fond si elles ont pour effet d’alléger les procédures ou réduire les délais ; ce qui serait par exemple le cas dans l’hypothèse d’un ajustement ou d’une mise à l’écart d’une prescription de fond notamment du droit des autorisations.
Il sera relevé que le Conseil d’Etat dans son arrêt du 21 mars 2022, saisi d’un moyen tiré de la violation du principe d’égalité de la loi du fait de l’exercice du droit de dérogation pérennisé au bénéfice des préfets par le décret n°2020-412 du 8 avril 2020, se contente d’exposer : « (…) le décret attaqué [2020-412] ne peut conduire les préfets à décider de dérogations qu’afin d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ».
Pour sécuriser le dispositif, il conviendrait de déterminer clairement si les règles « dérogeables » sont celles qui régissent l’octroi des aides publiques et les seules règles de forme et de procédure relevant des sept domaines de dérogation ou bien s’il s’agit de toutes les règles, y compris de fond, dès lors qu’elles ont pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques et notamment aux financements accordés par l’agence régionale de santé et qu’elles obéissent aux autres conditions et au périmètre retenu.
La double condition tenant à l’intérêt général et aux circonstances locales
La dérogation devra être justifiée par un motif d’intérêt général et non motivée par la satisfaction d’un intérêt privé. Était-il nécessaire de le préciser, l’intérêt général étant au cœur de l’action publique ? Ceci étant, l’intérêt général sera apprécié le plus souvent en regard du projet mené par le bénéficiaire. Et, comme le souligne l’Instruction, devra nécessairement satisfaire un ou plusieurs objectifs de service public des ARS : santé publique, accès aux soins, qualité des soins, sécurité sanitaire.
Quant à la démonstration de l’existence de circonstances locales c’est « une condition essentielle du droit de dérogation des directeurs généraux des ARS : c’est la finalité même de ce droit nouveau, qui vise à répondre à des besoins locaux particuliers, dont l’intérêt général est communément admis (amélioration de l’accès aux soins par exemple), mais auquel la réglementation générale répond mal » (Instruction consacrée au droit de dérogation du directeur général d’ARS).
Il est à cet égard admis que les circonstances locales peuvent être permanentes ou ponctuelles.
Dans son communiqué de presse du 12 avril 2023, le ministre de la santé insiste sur les enjeux territoriaux à la réponse desquels le droit de dérogation est censé contribuer :
« Dans leur travail quotidien avec les élus, les professionnels de santé, les associations d’usagers, les ARS construisent les politiques de santé afin d’améliorer la santé des populations et de s’adapter au plus près aux besoins des territoires. Ce travail de proximité est au cœur des réponses à apporter à nos concitoyens pour lutter contre toutes les inégalités de santé, territoriales ou sociales.
Dans certaines situations, la réglementation nationale ne permet pas aux ARS d’accompagner des projets avec autant de souplesse que des circonstances locales particulières le demanderaient, car la même réglementation s’impose à tous, sur l’ensemble du territoire national. Or, une partie des solutions face aux défis qui sont les nôtres en matière de santé repose sur notre capacité à adapter nos outils aux circonstances locales, aux besoins des populations, aux partenaires locaux avec lesquels les ARS travaillent. Il nous faut donc continuer de permettre aux acteurs de terrain d’inventer ensemble les solutions avec les ARS.
C’est pourquoi le droit de dérogation donnera désormais aux directeurs généraux des ARS des marges de manœuvre nouvelles pour mieux répondre aux besoins locaux particuliers. C’est une évolution forte qui s’inscrit pleinement dans la dynamique du Conseil national de la refondation (CNR) et donne ainsi un élan nouveau aux dynamiques et synergies territoriales. »
Encore faudra-t-il qu’une écoute attentive soit réservée aux acteurs locaux…
Conditions liées au respect des principes généraux du droit et des normes supérieures
Les troisième et quatrième conditions exigent d’une part, la compatibilité de la dérogation avec les engagements européens et internationaux de la France et d’autre part, qu’il ne soit pas porté atteinte aux intérêts de la défense ou de la sécurité des personnes et des biens, à la qualité et à la sécurité des prises en charge, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.
Ces conditions appellent quelques observations :
- Les engagements européens et internationaux vont intéresser principalement les directives et règlements de l’Union européenne (en particulier en matière de sécurité sanitaire et de produits de santé). La dérogation ne pourra avoir pour effet de contredire la règle européenne. Une vigilance particulière devra être réservée à l’examen de cette condition si la norme à laquelle il est dérogé est prise en application d’une directive ou d’un règlement européen.
- S’agissant de l’absence d’atteinte aux intérêts de la défense ou de la sécurité des personnes et des biens, à la qualité et à la sécurité des prises en charge, c’est « la portée de la dérogation qui est ici visée et non la matière : il peut en effet, par exemple, être envisagé qu’une dérogation concerne le champ de la sécurité sanitaire, qui est vaste ; cela est possible à condition de veiller à ce que la décision dérogatoire ne porte pas atteinte à la sécurité des personnes » (’Instruction consacrée au droit de dérogation du directeur général d’ARS).
Pour autant, c’est en raison d’une appréciation déficiente des risques encourus que le directeur général pourrait engager sa responsabilité personnelle, donc pénale. L’analyse d’impact de chaque dérogation intéressant la sécurité sanitaire devra être particulièrement étayée.
- L’article 1435-41 du code de la santé publique impose au directeur général de l’ARS de ne pas porter une atteinte disproportionnée aux objectifs de la norme, objet de la dérogation. Là encore une analyse juridique approfondie s’impose. Le Rapport d’évaluation invite le Préfet, à cet égard, « à s’interroger au cas par cas sur la raison d’être des prescriptions auxquelles il va déroger, au regard de la finalité du dispositif réglementaire dans son ensemble. La dérogation, simple ajustement de la norme, ne doit pas en dénaturer la finalité même.»
Il est conseillé aux préfets comme aux directeurs généraux, en cas d’interrogation quant à la légalité de leur décision, d’établir un bilan coût/avantage de la mesure de dérogation, de réaliser une estimation des risques juridiques et d’évaluer ses conséquences en termes de cohérence de l’action publique locale.
Condition liée à l’égalité de traitement
Le Conseil d’Etat dans son arrêt du 21 mars 2022 a apporté un éclairage extrêmement pertinent sur les conditions s’imposant à l’autorité exerçant son droit de dérogation pour s’assurer du respect du principe d’égalité devant la loi :
« (…) De telles dérogations (…) ne peuvent, enfin, être accordées que si et dans la mesure où des circonstances locales justifient qu’il soit dérogé aux normes applicables, sans permettre aux préfets, dans le ressort territorial de leur action, de traiter différemment des situations locales analogues. Dans ces conditions, eu égard au champ du décret attaqué et à ses conditions de mise en œuvre, dont le respect est placé sous le contrôle du juge administratif, la possibilité reconnue aux préfets, à raison de circonstances locales, de déroger à des normes établies par l’administration, laquelle ne devrait pas conduire à des différences de traitement injustifiées, n’est pas contraire au principe d’égalité.»
Aussi et comme le rappelle l’Instruction consacrée au droit de dérogation du directeur général d’ARS « (…) à l’échelle de la région sur laquelle le directeur général de l’ARS est compétent, des situations similaires doivent être traitées de manière similaire. »
Le Rapport d’évaluation complète utilement : « (…) le Conseil d’Etat impose aux préfets d’être particulièrement attentifs à la portée de leurs décisions individuelles de dérogation au regard du principe d’égalité de traitement dont devrait bénéficier toute personne, entreprise, ou collectivité répondant aux mêmes critères d’éligibilité.
Il leur revient donc d’examiner, au-delà du dossier particulier qui leur est soumis à l’instant « T », si la dérogation envisagée n’aurait pas vocation à être étendue, le cas échéant d’initiative, aux autres situations similaires dont ils auraient connaissance ou même qui se présenteraient à eux ultérieurement.
Dans ce cas en effet, au vu du précédent, l’abstention d’une nouvelle décision dérogatoire, à situation comparable, pourrait être utilement contestée au contentieux, pour méconnaissance du principe d’égalité. »
Il n’est pas contestable qu’une attention particulière devra être réservée à cette contrainte par les directeurs généraux d’ARS surtout si les dérogations intéressent des matières comme le droit des autorisations ou les financements publics dans un contexte de forte concurrence.
Nous parvenons à l’ultime question, quelle est la nature et la portée des décisions de dérogation qui, demain pourraient nourrir la jurisprudence administrative ?
Nature et portée juridiques des dérogations
Le droit de dérogation n’emporte en aucune manière l’édiction d’une nouvelle norme à portée générale qui viendrait se substituer à la norme à laquelle il est décidé de déroger. Le directeur général de l’ARS ne bénéficie en effet pas d’une délégation de pouvoir lui permettant d’adapter ou de simplifier à l’échelle de sa région des textes réglementaire. Lui est seulement donné la possibilité, à l’occasion de l’instruction d’une demande individuelle, d’un cas d’espèce, de ne pas appliquer ou d’ajuster une disposition réglementaire.
La nature et les effets attendus de l’exercice du droit de dérogation est résumé en ces termes par la Circulaire consacrée au droit de dérogation du préfet : « Ainsi, si ce droit de dérogation vise d’abord, en permettant la réalisation d’un projet ou la satisfaction d’une demande, à corriger, sans inflation normative, les effets de bords négatifs et marginaux d’une réglementation donnée, laquelle demeure, par ailleurs, pertinente tant dans ses objectifs que dans sa rédaction, il peut aussi, sous votre égide, servir de révélateur au caractère inadapté d’une réglementation donnée ou d’un aspect de celle-ci et permettre ainsi son évolution. »
Et la faculté de déroger à une norme réglementaire relève, en tout état de cause, du pouvoir discrétionnaire du directeur général de l’ARS qui en saisira l’opportunité en regard des besoins et particularités locales.
Il faudra veiller à ce que la dérogation ne devienne la règle, mais demeure l’exception sauf à remettre en cause l’égalité républicaine. Aussi faut-il espérer que le suivi du dispositif conduira l’administration centrale à modifier les normes qui apparaîtraient manifestement inadaptées aux besoins des territoires. Tout observateur serait en droit d’ajouter que limiter le niveau de précision et de détails de certains textes pour laisser une part d’initiative dans leur application aux professionnels intéressés pourrait être une voie alternative pour « ajuster la norme à l’intérêt général pensée sur le terrain » (Discours du Président de la République aux préfets 5 septembre 2017)
Le droit de dérogation ne doit pas constituer un pis-aller pour tenter de pallier les insuffisances de l’Etat, au risque d’accroitre les inégalités entre les régions, de favoriser la satisfaction d’intérêts particuliers qui s’abriteront derrière des « circonstances locales ». Tout élément propre à alimenter les contentieux en mettant en première ligne le directeur général de l’ARS.
Stéphanie BARRE-HOUDART est associée et responsable du pôle droit économique et financier et co-responsable du pôle organisation sanitaire et médico-social.
Elle s’est engagée depuis plusieurs années auprès des opérateurs du monde public local et du secteur sanitaire et de la recherche pour les conseiller et les assister dans leurs problématiques contractuelles et financières et en particulier :
- contrats d’exercice, de recherche,
- tarification à l’activité,
- recouvrement de créances,
- restructuration de la dette, financements désintermédiés,
- emprunts toxiques
Elle intervient à ce titre devant les juridictions financières, civiles et administratives.
Elle est par ailleurs régulièrement sollicitée pour la sécurisation juridique d’opérations complexes (fusion, coopération publique & privée) et de nombreux acteurs majeurs du secteur sanitaire font régulièrement appel à ses services pour la mise en œuvre de leurs projets (Ministères, Agences Régionales de Santé, financeurs, Etablissements de santé, de la recherche, Opérateurs privés à dimension internationale,…).