Le contrat de projet : outil RH efficient ou usine à gaz ?
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Le projet de loi de reforme de la fonction publique mérite indéniablement son nom : les changements qu’il a pour ambition d’opérer risquent de modifier profondément le visage de la fonction publique des années à venir. Si la réforme de l’action disciplinaire apparaît en demi-teinte, comme nous le rappelions récemment, il est une mesure qui n’est pas passée inaperçue, notamment des organisations syndicales, et au sujet de laquelle les prochains débats seront probablement vifs : le contrat de projet à durée déterminée de six ans. Alors, outil de gestion des ressources humaines pertinent ou invraisemblable pétaudière ?

 

La contractualisation de la fonction publique : une réalité ancienne dont la place ne cesse de croître

 

Le premier comité interministériel de la transformation publique (CITP) a présenté, le 1erfévrier 2018, la nécessité d’aller « vers un nouveau contrat social avec les agents publics ».

Le Gouvernement, une fois n’est pas coutume, n’avançait pas masqué : l’un des « chantiers de transformation » annoncé par le dossier de presse du CITP visait explicitement :

« Un élargissement du recours au contrat pour donner davantage de souplesse dans les recrutements. Les possibilités de recourir aux contrats seront largement étendues, notamment pour les métiers ne relevant pas d’une spécificité propre au service public »

Si l’on ne se prononcera pas sur le caractère hautement politique du choix de la contractualisation progressive de la fonction publique, il n’en demeure pas moins que le recours au contrat plutôt qu’au statut ne relève ni d’une nouveauté, ni d’une exception.

Le rapport annuel de la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique (DGAFP) sur les chiffres-clés 2018 nous apprenait ainsi qu’au 31 décembre 2016, sur le 1,168 million d’agents travaillant dans la fonction publique hospitalière (FPH), 18,2 % des effectifs étaient sous contrat de droit public.

 

Le même rapport permet de mesurer que l’objectif gouvernemental visant « un élargissement du recours au contrat » est loin d’être une originalité : en 2006, la part des contractuels dans la FPH représentait 13,5 %, soit une évolution en moyenne annuelle de 4,1% entre 2006 et 2016.

L’accroissement du recours au contractuel de droit public dans la FPH est encore plus parlant en valeur absolue : leur nombre a augmenté de près de 50% entre 2006 (142.707 contractuels) et 2016 (212.640 contractuels).

Diffusé par la DGGAFP à l’occasion de l’ouverture du deuxième cycle de concertation visant à refonder le contrat social dans le secteur public, un document d’orientation traçait les lignes de réflexion des pouvoirs publics dans ce cadre :

  • Déterminer les secteurs et missions concernés par l’extension du recours au contrat, notamment pour les métiers n’ayant pas une spécificité propre au service public;
  • Définir les modalités contractuelles mises en œuvre dans ce cadre (natures de contrat, durées, etc.), en permettant notamment le recours à de nouvelles formes de contrat;
  • Fixer les conditions dans lesquelles l’employeur public peut recourir au contrat ;
  • Améliorer les droits et garanties des agents contractuels, leur représentativité syndicale, l’évolution de leurs conditions de rémunération et d’emploi ;

Quelle forme donner à ce « besoin de souplesse en matière de recrutement » des employeurs publics ?

 

Un OJNI (Objet Juridique Non Identifié) au service de la réalisation de projets spécifiques

 

C’est dans ce contexte d’une forte volonté d’extension « des possibilités de recourir aux contrats » que l’article 6 du projet de loi de transformation de la fonction publique prévoit l’instauration, dans les trois versants de la fonction publique, d’un nouveau contrat à durée déterminée dit « contrat de projet » ou « contrat de mission ».

Le III de cet article 6 vise ainsi à créer un nouvel article 9-4 dans la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière, lequel disposerait :

« I. – Les établissements mentionnés à l’article 2 peuvent, pour mener à bien un projet ou une opération spécifique, recruter un agent par un contrat à durée déterminée dont l’échéance est la réalisation du projet ou de l’opération.

 II. – Le contrat, qui est conclu pour une durée ne pouvant excéder six ans, précise l’évènement ou le résultat objectif déterminant la fin de la relation contractuelle. Sa durée est fixée selon l’une des modalités suivantes :

  1. Lorsque la durée du projet ou de l’opération peut être déterminée, elle est fixée dans le contrat ;
  2. Lorsque la durée du projet ou de l’opération ne peut être déterminée, le contrat est conclu dans la limite d’une durée de six ans.

Sous réserve de ne pas excéder une durée totale de six années, ce contrat peut être prolongé pour mener à bien le projet ou l’opération.

III. – Le contrat est rompu dans l’un des cas suivants :

  1. Lorsque le projet ou l’opération pour lequel ce contrat a été conclu ne peut pas se réaliser ;
  2. Lorsque le projet ou l’opération arrive à son terme ;
  3. Lorsque le projet ou l’opération se termine de manière anticipée.

Les modalités d’application du présent article sont prévues par décret en Conseil d’Etat »

 

Il convient de préciser que les I et II de l’article 6 du projet de loi visent à introduire la même disposition, rédigée dans les mêmes termes, dans la FPE (I) et dans le FPT (II).

Ce nouveau CDD est assurément un OJNI dans le paysage des ressources humaines en général, et de la fonction publique en particulier.

En effet, le droit du travail connaît des contrats de droit privé dont la dénomination (mais pas le contenu) peuvent rappeler cette nouvelle forme de contractualisation des rapports de travail :

  • Le contrat de mission permet la mise à disposition temporaire d’un salarié par une entreprise de travail temporaire au bénéfice d’un client utilisateur pour l’exécution d’une mission (articles L. 1251-1 et suivants du code du travail) : le code du travail prévoit expressément que ce contrat « quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice »[i] ; le contrat de projet de la fonction publique, d’une durée possible de six années, ne s’inscrit donc clairement pas dans ce schéma.
  • Le contrat de projet conclu pour la durée d’un chantier ou d’une opération (articles L. 1223-8 et suivants du code du travail) : il est expressément prévu que ce contrat est conclu pour une durée indéterminée, contrairement au contrat de projet de la fonction publique, qui est par nature à durée déterminée.

 

La FPT ne connaît quant à elle que :

  • les contrats à durée déterminée ou indéterminée pour occuper un emploi permanent « lorsque la nature des fonctions ou les besoins du service le justifient, notamment lorsqu’il n’existe pas de corps de fonctionnaires hospitaliers susceptibles d’assurer ces fonctions ou lorsqu’il s’agit de fonctions nouvellement prises en charge par l’administration ou nécessitant des connaissances techniques hautement spécialisées » (article 9 de la loi n°86-33) ;
  • les contrats à durée déterminée « pour assurer le remplacement momentané de fonctionnaires ou d’agents contractuels […] ; pour faire face à une vacance temporaire d’emploi […] ; pour faire face à un accroissement temporaire d’activité […]» (article 9-1 de la loi n°86-33) ;

 

Les nouveaux rapports contractuels que le projet de loi ambitionne de mettre en œuvre apparaissent-ils pour autant de nature à répondre à cette fameuse recherche de « souplesse » dans la gestion des ressources humaines des établissements publics de santé ?

 

Une réelle souplesse de gestion permettant de répondre aux besoins temporaires du service public ?

 

Le I du nouvel article 9-4 de loi n°86-33 prévoit que le recours à ce nouveau contrat de projet est possible « pour mener à bien un projet ou une opération spécifique ».

On notera sur ce point un flou absolu sur les contours du projet ou de l’opération en cause : réalisation d’audits ? restructuration de l’activité ? mise en place d’un GHT ? fusion d’établissements ? opérations de communication ? gestion immobilière ?

On le voit, les possibilités sont très étendues.

Il peut seulement être inféré de la communication gouvernementale que cela est censé concerner essentiellement« les métiers n’ayant pas une spécificité propre au service public ».

Il est probable que le futur décret d’application reste muet sur le périmètre exact du « projet ou de l’opération spécifique », afin de ne pas limiter trop étroitement les cas de recours à ce contrat et ne pas contredire l’objectif de souplesse de la gestion des ressources humaines.

Bien que ce contrat semble avoir été imaginé pour permettre le recrutement de personnels hautement qualifiés dans la mise en œuvre de projets complexes (puisqu’ils sont susceptibles de s’étendre au maximum sur six ans…), rien ne permet de penser qu’il ne sera pas ouvert aux trois catégories d’agents (A, B ou C)[ii].

Il est alors possible d’envisager que l’intégralité des effectifs affectés à la réalisation du projet en question sera recrutée sous ce type de contrat, du chef de projet aux exécutants.

À cet égard, le I de l’article 9-4 précise également que « l’échéance [du contrat] est la réalisation du projet ou de l’opération » : on cible ici tout l’intérêt de ce contrat, qui permet de ne recruter qu’en fonction d’un besoin précis et temporaire et qui ne contraint pas l’employeur public à conserver dans ses effectifs des personnels dont la mission est terminée.

L’article 25 du projet de loi prévoit à cet égard la création d’un dispositif d’accompagnement social en cas de suppression d’emploi public dans le cadre de réorganisations de services et d’établissements, comme nous le développions récemment.

 

Dans la cohérence d’ensemble du projet de loi, et par ailleurs en lien avec le projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé dit « Ma santé 2022 » dont nous analysons les tenants et aboutissants, les fonctionnaires dont le poste a été supprimé mais dont les compétences ne sont pas en cause pourront-ils bénéficier d’un réemploi dans le cadre de ce contrat de projet ?

Toujours dans cet objectif de souplesse dans la gestion des ressources humaines, le dernier alinéa du II de l’article 9-4 précise que « sous réserve de ne pas excéder une durée totale de six années, ce contrat peut être prolongé pour mener à bien le projet ou l’opération ».

Ainsi, peu importe que la durée du projet puisse être déterminée à l’avance et donc fixée dans le contrat (1° du II de l’article 9-4), il sera toujours possible de prolonger le contrat en raison de l’inachèvement du projet, sous la seule limite que la relation contractuelle totale ne dépasse pas six ans : aucune limite minimale à la durée du contrat, pas de fixation d’un nombre limité de prolongation, seule compte la réalisation du projet.

 

Comme le souligne l’exposé des motifs du projet de loi, ce contrat a pour objectif de permettre « aux services d’être en capacité de mobiliser des profils divers », sans être « entravé » ni par les conditions d’accès à la fonction publique (les concours), ni par le coût pour la collectivités de « l’emploi à vie », ni par les strictes limitations actuelles du recours aux contractuels (cf. supra).

 

Il s’agit ici clairement d’un changement de paradigme, où l’on substitue au temps long de l’action publique et à sa permanence la mission spécifique inscrite dans une durée limitée.

Ce contrat s’inscrit dans la dynamique d’évolution des modalités d’intervention des services publics et de la transformation du service public en général (le programme « action publique 2022 ») et de la transformation du système de santé en particulier.

Si l’action dans son ensemble apparaît cohérente, il n’en demeure pas moins que ce nouveau contrat, dans les modalités de sa mise en œuvre, pose de nombreuses questions.

 

… Dans un cadre juridique encore à définir

 

On l’a vu, les projets et opérations spécifiques pour lequel le recours à ce nouveau contrat est prévu n’ont pas forcément vocation à être définis précisément.

L’inquiétude des organisations syndicales[iii]est que les employeurs publics seraient tentés de faire rentrer dans cette catégorie ouverte aux quatre vents des projets et opérations non pas spécifiques mais permanents, relevant clairement des missions de service public de l’administration.

Dès lors que le principe de l’intervention du juge sur la qualification de projet spécifique est posé, un flou persiste sur les conséquences d’un recours illégal au contrat de projet : requalification du CDD en CDI s’il apparaît que son recours ressort des conditions de l’article 9 de la loi n°86-33 ou s’il a vocation à répondre à une activité permanente de l’administration ? nullité du contrat ?

Un autre écueil auquel risque de se heurter cette réforme est la prolongation possible du contrat, dans la limite de six ans, jusqu’à la réalisation effective du projet.

Ne peut-on pas envisager que les contractuels ainsi recrutés pourraient chercher à retarder la réalisation du projet afin de faire durer leurs contrats le plus longtemps possible ? L’intérêt de la souplesse de recrutement et de gestion serait alors totalement remis en cause par une forme d’inertie de l’action publique.

Dans la FPT, on observera que la durée maximale de ce contrat, 6 ans, est justement la durée des mandats locaux (maire, conseillers régionaux, conseillers généraux) : le contrat de projet pourrait alors servir à la mise en place d’une équipe d’agents publics dédiée…

Enfin, et c’est à notre sens la plus grande difficulté posée par cette réforme, le III de l’article 9-4 fixe les conditions de rupture anticipée du contrat de projet :

«

  1. Lorsque le projet ou l’opération pour lequel ce contrat a été conclu ne peut pas se réaliser ;
  2. Lorsque le projet ou l’opération arrive à son terme ;
  3. Lorsque le projet ou l’opération se termine de manière anticipée »

 

Il nous semble que cette disposition pourrait être source de contentieux.

 

En effet, le II de l’article 9-4 prévoit que soit la durée du projet est déterminable et le contrat est conclu pour cette même durée, soit elle ne l’est pas et le contrat est conclu pour une quelconque durée qui ne pourra excéder six ans et sera renouvelé jusqu’à l’achèvement du projet, toujours dans la durée maximale de six ans.

Dès lors, le III de l’article 9-4 ne peut se comprendre que comme prévoyant les cas de rupture anticipée du contrat.

 

Ainsi, le contrat sera rompu :

  • si le projet ne peut pas se réaliser : quid de l’agent qui estime que le projet peut bel et bien se réaliser et qui fait valoir l’illégalité de la rupture du contrat ? quel contrôle du juge administratif sur les raisons de la non-réalisation du projet (raisons politiques, économiques, techniques) ? quelles conséquences pour l’administration et pour l’agent en cas de constat de l’illégalité ?
  • si le projet arrive à son terme : ici aussi, quid de l’agent qui considère que le projet n’est pas réellement arrivé à son terme, surtout si la définition du projet dans le contrat n’est pas parfaitement précisée ?
  • si le projet se termine de manière anticipée : de nouveau se pose la question du périmètre et de la définition du projet

 

 


 

[i]Article L. 1251-5 du code du travail

[ii]« Contrats de mission » dans la fonction publique : les contours précisés :

https://www.weka.fr/actualite/fonction-publique/article/contrats-de-mission-dans-la-fonction-publique-les-contours-precises-67596/

[iii]Fonction publique: un avant-projet de loi et des craintes :

https://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/fonction-publique-un-avant-projet-de-loi-et-des-craintes_2063620.html

Avocat depuis 2014, Xavier LAURENT a initialement exercé au sein d’un Cabinet parisien une activité plaidante et de conseil auprès d’entreprises sociales pour l’habitat tant publiques que privées (OPHLM, SA d’HLM), notamment dans le cadre de contentieux immobiliers (droit locatif, copropriété, construction, urbanisme).

Fort d’une solide formation en droit public et désireux de donner une nouvelle orientation à sa carrière, Xavier LAURENT a par la suite intégré un Cabinet spécialisé en droit de la fonction publique, au sein duquel il a exercé en conseil et contentieux pour de nombreuses collectivités territoriales (contentieux du harcèlement moral et des sanctions disciplinaires, conseil en gestion RH, marchés publics, etc…).

C’est en 2018 qu’il a rejoint le pôle social du Cabinet HOUDART ET ASSOCIE.

Au-delà de ses compétences en droit de la fonction publique, Xavier Laurent a eu l’occasion de traiter des dossiers en droits du travail et de la sécurité sociale, lui donnant une vision transversale et une capacité d’analyse complète sur toutes les questions intéressant la gestion des ressources humaines des acteurs du monde de la santé (salariés relevant du code du travail, agents statutaires et contractuels).