droit à la vie personnelle et droit à la preuve : rappels quant au nécessaire contrôle de proportionnalité
Article rédigé par Alice Agard et Guillaume Champenois
Dans plusieurs arrêts en date du 8 mars dernier, la chambre sociale de la Cour de cassation a eu l’occasion d’opérer une mise en balance entre le droit à la preuve et le droit au respect de la vie personnelle, au terme de plusieurs contrôles de proportionnalité.
Cour de cassation, chambre sociale, 8 mars 2023, n°21-17.802
Dans un premier arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation a décidé qu’étaient irrecevables comme preuves des enregistrements extraits d’une vidéosurveillance illicite, dès lors qu’ils n’étaient pas indispensables à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur.
En l’espèce, une salariée engagée en qualité de prothésiste ongulaire est licenciée pour faute grave, l’employeur lui reprochant des détournements de fonds et des soustractions frauduleuses.
La salariée saisi la juridiction prud’homale, contestant son licenciement. L’employeur produit des images issues d’un dispositif de vidéosurveillance, afin de démontrer la matérialité et la réalité des détournements de fonds et des soustractions frauduleuses commis par la salariée.
La Cour d’appel juge que les enregistrements tirés du dispositif de vidéosurveillance sont inopposables à la salarié, que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse et condamne ainsi l’employeur au paiement de dommages et intérêts à la salariée pour licenciement abusif.
Le juge d’appel relève que les enregistrements extraits de la vidéosurveillance sont illicites, en ce que l’employeur, d’une part, n’avait pas informé la salariée des finalités et de la base juridique du dispositif de vidéosurveillance (imposé par l’article 32 de la loi du 10 janvier 1978) et d’autre part n’avait pas sollicité l’autorisation préfectorale préalable exigée par la loi. L’atteinte au droit à la vie privée de la salariée ainsi que la disproportion au but poursuivi rendaient des enregistrements provenant du dispositif de vidéosurveillance inopposables à celle-ci.
L’employeur forme alors un pourvoi en cassation. Il invoque une violation des articles 6 (droit au procès équitable) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, reprochant aux juges du fond :
– de ne pas avoir recherché si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve.
– ne pas avoir recherché si l’installation du dispositif de vidéosurveillance n’avait pas pour but d’assurer la sécurité des personnes et la prévention des atteintes aux biens.
La Haute juridiction rejette le pourvoi, approuvant ainsi la solution retenue par la Cour d’appel : « la production des enregistrements litigieux n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur, dès lors que celui-ci disposait d’un autre moyen de preuve qu’il n’avait pas versé aux débats, peu important (…) que la réalité de la faute reprochée à la salariée n’était pas établie par les autres pièces produites ».
La Cour de cassation commence par rappeler sa jurisprudence selon laquelle il résulte des articles 6 et 8 de la CEDH que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraine pas nécessairement son rejet des débats (voir notamment Cass, soc, 9 novembre 2016, n°15-10.203 ; Cass, soc, 25 nov 2020, n°17-19.523).
En effet, lorsque cela lui est demandé, le juge doit apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel « peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. ».
Dès lors, en présence d’une preuve illicite, le juge est tenu de suivre la méthode de raisonnement autorisant la limitation à un droit fondamental. Il doit ainsi, successivement :
– s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci (légitimité du but poursuivi)
– ensuite, rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié (inadéquation de tout autre moyen)
– enfin, apprécier le caractère proportionné de l’atteinte portée à la vie personnelle du salarié au regard du but poursuivi (proportionnalité stricto sensu de la limitation).
La Cour de cassation approuve d’abord la Cour d’appel d’avoir considéré que les enregistrements litigieux extraits de la vidéosurveillance constituaient un moyen de preuve illicite, en ce que l’employeur n’avait pas respecté les prescriptions légales.
Pour justifier du caractère indispensable de la production de la vidéosurveillance, l’employeur faisait valoir que les enregistrements avaient permis de confirmer les soupçons de vol et d’abus de confiance à l’encontre de la salariée révélés par un audit mis en place au cours de l’été 2013 et qui avait mis en évidence de nombreuses irrégularités concernant l’enregistrement et l’encaissement en espèces des prestations effectuées par la salariée. Toutefois, l’employeur ne produisait pas cet audit.
Puisque l’employeur disposait ainsi d’un autre moyen de preuve qu’il n’avait pas versé aux débats, la production des enregistrements issus de la vidéosurveillance illicite n’était pas indispensable à l’exercice de son droit à la preuve, peu important que la Cour d’appel ait ensuite estimé que la réalité de la faute reprochée à la salariée n’était pas établie par les autres pièces produites.
Cette opération de mise en balance de deux droits fondamentaux (droit au respect de la vie personnelle du salarié et droit à la preuve de l’employeur) renforce nécessairement l’importance accordée à l’appréciation in concreto par les juges du fond, les décisions sur la recevabilité ou l’irrecevabilité des éléments de preuve invoqués par les parties étant appelées à varier sensiblement selon les cas d’espèces.
C’est ce qu’illustrent au demeurant les autres arrêts rendus le même jour, dans lesquels la mise en œuvre du même raisonnement par la Cour de cassation abouti à des solutions différentes.
Cour de cassation, chambre sociale, 8 mars 2023, n°21-12.492
Dans un second arrêt, la chambre sociale a ainsi jugé qu’afin d’apporter la preuve d’une inégalité de traitement, une salariée peut solliciter la communication des bulletins de paie des salariés masculins occupant des postes de niveau comparable au sien.
En l’espèce, une salariée licenciée estimant avoir subi une inégalité salariale par rapport à certains collègues masculins saisi la formation de référé de la juridiction prud’homale sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile (CPP) afin d’obtenir la communication d’éléments de comparaison détenus par ses employeurs successifs.
La Cour d’appel de Paris ordonne aux sociétés employeurs de communiquer sous astreinte à la salariée les bulletins de paie de huit salariés, « avec occultation des données personnelles, à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile ».
Les sociétés forment alors un pourvoi en cassation.
Elles invoquent d’abord une violation du droit à la protection des données personnelles, garanti par le RGPD et selon lequel « les données à caractère personnel, collectées par l’employeur pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, doivent être traitées ultérieurement de manière compatible avec ces finalités, de manière licite, loyale et transparente à l’égard de la personne concernée, de façon à garantir un niveau de sécurité adapté permettant leur confidentialité et leur intégrité, et n’être conservées que la durée strictement nécessaire au regard de ces finalités ».
En effet, selon les sociétés, la communication par le juge à un tiers de l’ensemble des rémunérations des salariés concernés sur plusieurs années dans un but très différent de la finalité légale pour laquelle les ressources humaines les avaient collectées, « sans que ces salariés n’aient pu s’y attendre et sans que le juge n’édicte aucune garantie de sécurité, de confidentialité et de limitation de la durée de conservation » constitue une violation du RGPD et de l’article 145 du CPP.
Les sociétés invoquent en outre une atteinte à leur droit à la vie privée garanti par l’article 8 de la CEDH et 9 du code civil, dès lors que « le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte à la vie privée des salariés concernés soit proportionnée au but poursuivi ». Selon elles, tel n’est pas le cas en l’espèce, la salariée étant déjà en mesure de présenter des éléments de fait susceptibles de laisser présumer l’existence de la discrimination alléguée.
La Haute juridiction rejette le pourvoi des sociétés.
Elle énonce d’abord qu’il résulte de l’introduction du RGPD que « le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité. ».
Elle réitère ensuite sa jurisprudence selon laquelle le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Dès lors, et de la même façon que lorsqu’ils se trouvent confrontés à une preuve illicite (arrêt précédent), les juges saisis d’une demande de communication de pièces en référé sur fondement de l’article 145 du CPP doivent procéder à un contrôle de proportionnalité. Ils doivent ainsi :
– rechercher si cette communication n’est pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de l’inégalité de traitement alléguée et proportionnée au but poursuivi et s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige
– ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée.
En l’espèce, la Cour de cassation suit donc la solution de la cour d’appel. Pour présenter des éléments laissant présumer l’existence de l’inégalité salariale, la salariée était bien fondée à obtenir la communication des bulletins. Dès lors, la « communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail. ».
Ainsi, la même opération de mise en balance in concreto des deux droits fondamentaux, droit à la vie personnelle d’une part et droit à la preuve (renforcé par le principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes) conduit cette fois à faire primer le droit à la preuve. Une solution qui s’inscrit bien dans un contexte de renforcement des luttes contre les inégalités salariales entre hommes et femmes.
Cour de cassation, chambre sociale, 8 mars 2023, n°21-20.798
Dans un troisième arrêt, la Haute juridiction s’est penchée sur le système de badgeage utilisé par un employeur.
La Cour d’appel avait jugé le licenciement d’un salarié sans cause réelle et sérieuse, en considérant que le système de badgeage utilisé par l’employeur à l’entrée du bâtiment de l’entreprise constituait un mode de preuve illicite et irrecevable.
En effet, ce système avait « pour seule finalité, déclarée par l’employeur auprès de la Commission nationale informatique et libertés et présentée au comité d’entreprise, le contrôle des accès aux locaux et aux parkings » et « aucune autre finalité de contrôle individuel de l’activité des salariés n’avait été déclarée concernant ce dispositif de collecte de données personnelles ».
De plus, l’employeur avait utilisé ce système de badgeage afin de recueillir des informations concernant personnellement les salariés puis avait rapproché ces données personnelles de celles issues du logiciel de contrôle du temps de travail afin de contrôler l’activité et les horaires de travail des intéressés, sans avoir procédé à une déclaration auprès du correspondant informatique et liberté au sein de l’entreprise ni informé préalablement les salariés et les institutions représentatives du personnel que les horaires d’entrée et de sortie des bâtiments étaient susceptibles d’être contrôlés. La Cour d’appel en avait conclu que le résultat de ce rapprochement constituait un moyen de preuve illicite. Selon celle-ci, l’employeur ne pouvait se plaindre d’une atteinte à son droit à la preuve dès lors qu’il lui aurait suffi de déclarer au correspondant CNIL la finalité de contrôle du temps de travail du système de badgeage et d’en informer les salariés et institutions représentatives du personnel habilitées pour préserver son droit à la preuve.
Rappelant au juge d’appel la nécessité d’une mise en balance du droit à la vie personnelle du salarié avec le droit à la preuve de l’employeur, la Haute juridiction casse cette fois l’arrêt : il appartenait à la Cour d’appel de vérifier « si la preuve litigieuse n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et si l’atteinte au respect de la vie personnelle de la salariée n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi ».
Cour de cassation, chambre sociale, 8 mars 2023, n°20-21.848
Enfin, dans un dernier arrêt relatif à un procès-verbal de police obtenu de manière illicite, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de l’employeur : celui-ci n’ayant pas soutenu en appel que le rejet de la preuve illicite pouvait porter atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, la Cour d’appel n’était pas tenue de procéder à la mise en balance du droit à la vie personnelle du salarié et du droit à la preuve de l’employeur.
L’absence de mise en balance de ces droits aurait toutefois pu être dénoncée par la Haute juridiction si l’employeur avait songé à l’invoquer au stade de l’appel.
Une série de décisions dont les solutions variées ont toutefois pour point commun de mettre en lumière les recours toujours plus nombreux au contrôle de proportionnalité par les juridictions nationales et l’importance corrélative de l’appréciation in concreto par les juges du fond, le droit du travail n’échappant pas à cette tendance.