L’EHPAD d’aujourd’hui : un constat d’échec ?
Article rédigé le 14 février 2022 par Me Laurine Jeune et Me Nicolas Porte
La tempête médiatique provoquée par les révélations du livre de Victor Castanet sur les « dysfonctionnements » des Ehpad d’un grand groupé privé a remis en lumière les difficultés et les limites de la prise en charge des personnes âgées dépendantes en France.
Ces révélations et la libération de la parole qui s’en est suivie sur des faits de maltraitance ou de négligence en Ehpad ne doivent pas conduire à stigmatiser l’ensemble d’un secteur d’activité, qui travaille dans des conditions souvent difficiles, ni en conclure que le modèle de l’Ehpad doit être abandonné.
Disons-le d’emblée, nous pensons que l’hébergement en établissement médicalisé n’est pas – en l’état actuel des modes de prise en charge – une option parmi d’autres lorsque l’état de dépendance de la personne âgée est tel que le maintien à domicile ou dans une structure d’accueil non médicalisée n’est plus possible.
La question n’est pas non plus celle de privilégier un mode de gestion plutôt qu’un autre. Les structures gestionnaires qu’elles soient publiques, privées lucratives ou non-lucratives, ne poursuivent pas le même but par nature, qu’il s’agisse d’Ehpad ou même d’établissements de soins. Si certains considèrent que ces structures sont concurrentes, ce clivage est systémique et endémique. La préservation de la gestion des Ehpad en tant que service public est de notre point de vue une nécessité mais ne doit pas pour autant exclure la possibilité pour le secteur privé dit « commercial » d’intervenir pleinement, dès lors que la qualité du service rendu est au rendez-vous.
Les constats qui peuvent être faits sur la situation de l’Ehpad, nous conduisent à penser que c’est bien le modèle de prise en charge de nos aînés à travers l’Ehpad, qui doit être sérieusement amélioré et surtout qu’il ne doit plus être la seule réponse possible à la perte d’autonomie des personnes âgées.
L’Ehpad : un modèle dominant de prise en charge.
L’Ehpad constitue un modèle dominant, pour ne pas dire hégémonique : les quelque 7500 Ehpad que comptent notre pays représentent 80 % des places en établissement d’hébergement pour personnes âgées (environ 770 000) et mobilisent à peu près dans la même proportion les dépenses consacrées aux soins de longue durée aux personnes âgées (source DREES) . L’augmentation tendancielle de la proportion de personnes âgées très dépendantes au sein de la population, n’explique qu’en partie cette domination puisqu’environ 54% des personnes accueillies dans ce type d’établissement sont très dépendantes (c’est-à-dire classées en GIR 1 et 2, 72% en incluant les personnes classées en GIR 3 ; source DREES).
L’Ehpad : un modèle coûteux
L’Ehpad est outre un modèle coûteux et pas seulement parce qu’il requiert des moyens humains d’autant plus importants que le degré de dépendance des personnes accueillies est élevé (le tarif journalier moyen pour les personnes les plus dépendantes est d’environ 20 € jour).
Le coût de l’hébergement représente un poste de dépense très important puisque le prix médian d’un hébergement en Ehpad (hors coûts liés aux soins à la dépendance) est d’un peu plus de 2000€ par mois, ce qui correspond à un tarif journalier d’environ 66 € par jour (source CNSA), avec de très fortes disparités territoriales corrélées avec les prix de l’immobilier.
Nous constatons que par manque de moyens financiers et, disons-le, aussi parfois par manque de volonté politique, des Ehpad publics confrontés à des besoins de rénovation immobilière recherchent des alternatives auprès des acteurs privés. Ces situations conduisent bien souvent à laisser la gestion de l’Ehpad aux acteurs privés qui ne souhaitent pas se soumettre aux règles inhérentes au statut public (commande publique, fonction publique…etc.).
Si certains ont pu faire l’analyse que les groupes du secteur privé lucratif avaient pris leur place dans le secteur des Ehpad par manque d’argent public et singulièrement dans les zones urbaines, c’est peut-être aussi parce que rien n’a été fait pour protéger le foncier et le bâti des Ehpad de la hausse des prix de l’immobilier (45% des établissements sont locataires de leurs murs ; source KMPG). Ces coûts d’investissement et de fonctionnement élevés ont obligé les établissements à atteindre une « taille critique » (la capacité d’accueil moyenne d’un Ehpad est de 81 places), se traduisant par une concentration des personnes âgées dans un même lieu, dont on peut légitimement se demander si elle est optimale pour le bien-être des résidents et les conditions de travail des personnels.
L’Ehpad : un modèle insuffisamment contrôlé ?
L’existence d’un Ehpad repose notamment sur l’octroi d’une autorisation administrative attribuée par l’Agence Régionale de Santé et le Département, pour une durée de 15 ans.
L’autorisation est en principe attribuée au terme d’une procédure d’appel à projet au cours de laquelle est examiné un ensemble de critères tels que le capacité, l’emplacement mais aussi « les critères de qualité que doivent présenter les prestations ».
Si qualité de l’accompagnement est prise en compte lors de l’octroi de l’autorisation que se passe-t-il ensuite durant les 15 années d’exploitation ?
Les ARS et les Département disposent tout d’abord de pouvoirs de contrôle et de sanction, qui ont fait l’objet de nombreuses critiques ces derniers jours. Nous y reviendrons dans un prochain article.
La qualité est censée faire l’objet d’une « boucle d’amélioration continue », grâce à l’évaluation des activités et de la qualité des prestations.
Les Ehpad étaient tenus de réaliser tous les 5 ans une évaluation interne – c’est-à-dire une évaluation réalisée par l’établissement lui-même ou le service concerné – et une évaluation externe par un organisme habilité tous les 7 ans.
En 2019, l’HAS s’est vu confier l’élaboration de la procédure d’évaluation devenue unique des établissements dans « un objectif d’amélioration continue de la qualité ». Le référentiel d’évaluation et la nouvelle procédure ne sont cependant entrés en vigueur que très récemment, en janvier 2022.
Si la crise sanitaire a pu expliquer ce retard, espérons que cette nouvelle procédure soit le gage de l’amélioration du contrôle de la qualité de nos EHPAD.
L’Ehpad : un modèle qui n’attire pas les professionnels
Les Ehpad souffrent d’une image dégradée. Une majorité de résidents a le sentiment de ne pas s’y sentir chez soi et leurs proches ont souvent la perception d’un décalage entre le coût et la qualité du service, jugée insuffisante en raison principalement du raccourcissement des temps d’intervention auprès des personnes, dû le plus souvent au manque d’effectifs.
Car c’est l’une des autres difficultés dont pâtissent les Ehpad, celle du manque de personnels. Les causes sont connues (cf. le rapport Libault. Concertation grand âge et autonomie, pages 39 et s.) : les métiers du grand âge souffrent d’un manque d’attractivité dû principalement à des niveaux de rémunération insuffisants, des conditions de travail de plus en plus difficiles, un manque de perspectives de carrière et un déficit d’image dans l’opinion publique. La crise du covid n’a fait qu’accentuer ce phénomène de désaffection pour les métiers du soin aux personnes alors même que les besoins des établissements sont considérables.
D’après les données du dernier baromètre KPMG des Ehpad, le taux moyen d’encadrement global s’établit à 0,69 ETP par résident à fin 2019 et le taux d’encadrement soignant est de 0,53 ETP par résident. Il existe toutefois des disparités significatives entre le secteur privé lucratif au sein duquel le taux d’encadrement est nettement est inférieur (0,57 ETP/résident) à celui du secteur public (0,68 ETP/résident ; source DREES à fin 2015). Ces ratios sont nettement inférieurs aux préconisations, qui sont de 0,8 à 0,9 ETP par résident pour l’encadrement global et de 0,58 ETP par résident pour l’encadrement soignant (rapport Jeandel – Guérin de juin 2021).
Pour l’heure, la réglementation ne fixe pas de normes d’encadrement en Ehpad, très certainement parce que bon nombre d’établissements seraient dans l’incapacité de les atteindre.
Il s’agit d’un modèle qui ne répond que très imparfaitement à la demande sociale. C’est tout le paradoxe de notre pays : en dépit d’un coût élevé et de restes à charge importants, le placement en établissement est privilégié par les Français (41% des bénéficiaires de l’APA sont en établissement). Comparativement à d’autres pays, le taux d’institutionnalisation est l’un des plus élevés d’Europe avec 21% des personnes âgées de plus de 85 ans vivant en établissement contre seulement 11% au Danemark, 5% en Italie et 8% en Espagne (source. Rapport Libault. Concertation Grand âge et autonomie, page 30).
Mais pour autant, le placement en institution reste un choix le plus souvent contraint, décidé au dernier moment, en l’absence d’autre solution alternative.
Ces constats ne sont pas nouveaux. La concertation nationale sur le grand âge menée en 2019 sous l’égide de Dominique Libault a fait ressortir une nette préférence des Français pour le maintien à domicile, parce que celui-ci est perçu comme une manière de préserver la liberté de la personne âgée (80% des français considèrent qu’entrer en institution signifie perdre son autonomie de choix), d’éviter le sentiment de déracinement lié à l’entrée en Ehpad et aussi de limiter les coûts.
Il faut repenser le modèle de l’Ehpad et diversifier les modes d’accompagnement alternatif favorisant le maintien à domicile
Si l’entrée en Ehpad peut s’avérer nécessaire, elle ne doit plus être vécue comme un choix par défaut, très souvent synonyme de déracinement pour la personne âgée et de culpabilité pour sa famille.
L’humanisation de l’Ehpad passe bien sûr par une amélioration de la qualité de l’accompagnement (un personnel plus nombreux, mieux formé et reconnu tant financièrement que socialement), mais aussi par une évolution forte du modèle actuel de l’Ehpad. Celui-ci ne doit plus être conçu comme un lieu d’hébergement (comment peut-on se sentir chez soi lorsque l’on est hébergé ?), mais comme un lieu de résidence à part entière, ce qui passe selon nous par un redimensionnement des structures d’accueil. Celles-ci doivent être à la fois plus petites et mieux intégrées à leur environnement immédiat. La tâche n’est pas simple, nous en sommes conscients, car elle implique de remettre complètement en cause le modèle actuel de l’établissement de 80/100 lits, conçu essentiellement pour répondre à des contraintes économiques.
L’Ehpad de demain ne sera pas forcément moins cher à faire fonctionner que celui d’aujourd’hui, mais il s’agit parallèlement de diminuer la part des personnes en perte d’autonomie accueillies dans ce type de structure en développant des modes d’accompagnement alternatifs moins coûteux. La plupart d’entre eux existent déjà. Nous pensons notamment à « l’Ehpad hors les murs », l’habitat inclusif, les résidences autonomie, la colocation intergénérationnelle, l’accueil familial et plus généralement, à tous les dispositifs favorisant le maintien à domicile.
Enfin, l’accompagnement par des proches aidants doit aussi être encouragé et facilité. Aider un proche dans les dernières années de sa vie est tout aussi utile socialement que d’exercer une activité professionnelle.
Des solutions de répit, du type « baluchonnage » ou maison du répit, doivent être proposées aux aidants, ainsi qu’un soutien financier. Pourquoi ne pas imaginer de verser un revenu de remplacement au descendant ou à un autre membre de la famille d’une personne âgée qui serait prêt à mettre sa vie professionnelle entre parenthèses pour l’assister au quotidien pendant une longue période ? L’Allocation journalière du proche aidant (Ajpa), dans son format actuel, ne remplit qu’imparfaitement cette fonction.
Parent pauvre de notre système de santé, l’Ehpad d’aujourd’hui est arrivé à bout de souffle. La recherche de l’amélioration de son fonctionnement et de son contrôle pour apporter une réelle garantie de qualité de la prise en charge est une nécessité. Mais cela ne doit pas constituer la seule réaction en réponse au débat actuel. Coller un pansement sur une plaie profonde serait insuffisant. Il est devenu urgent de repenser et de revaloriser dans sa globalité non seulement le mode de prise en charge de nos aînés, mais aussi l’accompagnement des aidants sous le prisme de la proximité du parcours. Les solutions existent et se créent.
Me Laurine Jeune, avocate associée, a rejoint le Cabinet Houdart et Associés en janvier 2011.
Elle conseille et accompagne depuis plus de douze ans les acteurs du secteur de la santé et du médico-social, publics comme privés, dans leurs projets d’organisation ou de réorganisation de leurs activités :
- Coopération (GCS de moyens, GCS exploitant, GCS érigé en établissement, GCSMS, GCSMS exploitant, GIE, GIP, convention de coopération, co-construction,…etc.)
- Transfert partiel ou total d’activité (reprise d’activités entre établissements (privés vers public, public vers privé, privé/privé, public/public),
- Fusion (fusion d’association, fusion entre établissements),
- Délégation et mandat de gestion,
- GHT, etc.
Me Laurine Jeune intervient également en qualité de conseil juridique auprès des acteurs privés en matière de création et de fonctionnement de leurs structures (droit des associations, droit des fondations, droit des sociétés).
Enfin, elle intervient sur des problématiques juridiques spécifiquement liés à :
- la biologie médicale,
- la pharmacie hospitalière,
- l’imagerie médicale,
- aux activités logistiques (blanchisserie, restauration),
- ou encore à la recherche médicale.
Nicolas Porte, avocat associé, exerce son métier au sein du Pôle organisation du Cabinet Houdart & Associés.
Après cinq années consacrées à exercer les fonctions de responsable des affaires juridiques d’une Agence Régionale de Santé, Nicolas PORTE a rejoint récemment le Cabinet Houdart et Associés pour mettre son expérience au service des établissements publics de santé et plus généralement, des acteurs publics et associatifs du monde de la santé.
Auparavant, il a exercé pendant plus de dix années diverses fonctions au sein du département juridique d’un organisme d’assurance maladie.
Ces expériences lui ont permis d’acquérir une solide pratique des affaires contentieuses, aussi bien devant les juridictions civiles qu’administratives, et d’acquérir des compétences variées dans divers domaines du droit (droit de la sécurité sociale, droit du travail, baux, procédures collectives, tarification AT/MP, marchés publics). Ses cinq années passées en ARS lui ont notamment permis d’exercer une activité de conseil auprès du directeur général et des responsables opérationnels de l’agence et développer une expertise spécifique en matière de droit des autorisations sanitaires et médico-sociales (établissements de santé, établissements médico-sociaux, pharmacies d’officines) et de contentieux de la tarification à l’activité.